Dans le jardin de la bête
un mur jaune pâle. Martha et Mildred en vinrent à se considérer comme des âmes sœurs, étant toutes deux passionnées par l’écriture. À la fin de septembre 1933, elles avaient commencé à animer une chronique littéraire dans un journal en anglais intitulé Berlin Topics . Dans une lettre à Thornton Wilder datée du 25 septembre 1933, Martha en parlait comme d’une « feuille de chou », mais elle espérait que cela servirait de catalyseur pour « constituer une petite colonie 8 dans la communauté anglophone ici… Rassembler des gens qui aiment les livres et les auteurs ».
Quand les Harnack étaient en voyage, Mildred envoyait à Martha des cartes postales où elle notait des observations poétiques sur les paysages qu’elle découvrait et elle exprimait une affection chaleureuse. Sur une carte, elle écrivit : « Martha, tu sais que je t’adore 9 , et tu es sans cesse dans mon esprit. » Elle remerciait Martha de lire et de critiquer certains de ses textes. « Cela montre que tu as un don », confia-t-elle.
Elle concluait avec un soupir écrit à l’encre : « Oh ma Chère, ma Chère… la vie… » L’ellipse est d’elle.
Pour Martha, ces cartes étaient tels des pétales tombés d’un lieu invisible. « J’attachais énormément de prix à ces cartes 10 postales et courtes missives, avec leur prose délicate, d’une sensibilité presque frémissante. Il n’y avait rien d’étudié ou d’affecté en elles. Le sentiment jaillissait tel quel de son cœur plein et joyeux, et devait s’exprimer. »
Mildred devint une habituée des réceptions de l’ambassade et, en novembre, elle arrondit son salaire en tapant le manuscrit du premier volume du Vieux Sud de Dodd. Martha, de son côté, devint un membre régulier du nouveau salon que Mildred et Arvid avaient créé, l’équivalent berlinois des Friday Niters. En bons organisateurs, ils réunissaient un groupe d’amis fidèles – écrivains, éditeurs, artistes, intellectuels – qui se retrouvaient dans leur appartement plusieurs fois par mois pour dîner en semaine et pour le thé le samedi après-midi. Là, indiquait Martha dans une lettre à Wilder, elle rencontra l’écrivain Ernst von Salomon, célèbre pour le rôle qu’il avait joué dans l’assassinat en 1922 du ministre des Affaires étrangères de la république de Weimar, Walter Rathenau. Elle aimait l’atmosphère agréable que Mildred savait créer, malgré ses ressources limitées. Il y avait des lampes, des bougies et des fleurs, et un plateau de minces tranches de pain, du fromage, du Liverwurst (pâté de foie) et des tomates en tranches. Pas un banquet, mais c’était suffisant. Leur hôtesse, racontait Martha à Wilder, était « Le genre de personne 11 qui avait le sens, ou le non-sens, de placer une bougie derrière un bouquet de saule blanc ou de rhododendrons ».
Les conversations étaient brillantes, spirituelles et audacieuses. Trop audacieuses, parfois, du moins de l’avis de la femme de Salomon, dont l’opinion était en partie influencée par le fait qu’elle était juive. Elle était épouvantée par la désinvolture avec laquelle les invités traitaient Himmler et Hitler de « parfaits abrutis » en sa présence, sans savoir qui elle était ni de quel côté elle était. Elle observait un invité passer à un autre une enveloppe jaune, puis cligner de l’œil comme un brave oncle qui glisse une friandise interdite à son neveu. « J’étais assise là, sur le divan 12 , témoigne-t-elle, et je pouvais à peine respirer. »
Martha trouvait cela palpitant et gratifiant, malgré l’orientation antinazie du groupe. Elle défendait résolument la révolution nationale-socialiste qui offrait, selon elle, à l’Allemagne le meilleur moyen de sortir du chaos dans lequel le pays avait sombré depuis la Grande Guerre. Sa participation au salon lui permettait d’exister en tant qu’écrivain et intellectuelle. Outre sa participation au Stammtisch des correspondants de presse à Die Taverne, elle commençait à passer beaucoup de temps dans les cafés du vieux Berlin, ceux qui n’étaient pas encore totalement « normalisés » comme le Josty sur la Potsdamer Platz et le Romanisches sur le Kurfürstendamm. Ce dernier, qui pouvait accueillir jusqu’à un millier de clients, avait un passé historique ; il avait été fréquenté par des gens comme Erich Maria Remarque, Joseph Roth et Billy Wilder, bien
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