Dans le jardin de la bête
seulement un petit nombre pouvait prétendre à ces dérogations. Tout journaliste non agréé qui se faisait prendre à écrire ou publier risquait un an de prison. La date limite était fixée au 1 er janvier 1934.
Huhn avait l’air profondément perturbée. Fromm trouvait cela bizarre. Elle n’ignorait pas les conditions requises, bien sûr. Étant juive, elle s’était résignée au fait qu’elle serait privée d’emploi l’an prochain. Mais Poulette ?
« En quoi cela te concerne-t-il ? 9 avait demandé Fromm.
– J’ai une bonne raison, ma chère Bella. J’ai demandé mes papiers, j’ai dû courir partout pour les obtenir. J’ai fini par découvrir que ma grand-mère était juive. »
Avec cette information, sa vie avait basculé de façon brutale et irrévocable. Dès janvier, elle allait rejoindre une strate sociale entièrement nouvelle composée de milliers de gens abasourdis d’apprendre qu’ils avaient de lointaines racines juives. De manière automatique, peu importe à quel point ils s’identifiaient aux Allemands, ils étaient classés comme non-aryens et se trouvaient expédiés en marge du monde réservé aux seuls Aryens que le gouvernement hitlérien édifiait.
« Personne n’en savait rien, avait expliqué Poulette à Fromm. Maintenant, je perds mon gagne-pain. »
C’était une mauvaise nouvelle en soi, mais cela coïncidait avec l’anniversaire de la mort du mari de Poulette. À la grande surprise de Fromm, Poulette avait décidé de ne pas assister au Petit Bal de la presse ; elle se sentait trop déprimée.
Fromm l’avait laissée seule à contrecœur ce soir-là, mais elle avait prévu, après le bal, d’aller rendre visite à son amie le lendemain et de la ramener chez elle, où Poulette adorait jouer avec ses chiens.
Durant toute la soirée, quand son esprit n’était pas occupé par les gesticulations de ceux qui l’entouraient, Fromm fut obnubilée par le souvenir de la dépression inhabituelle de son amie.
Pour Dodd, la réflexion de von Papen comptait comme une des plus stupides qu’il ait entendues depuis son arrivée à Berlin. Et il en avait entendu beaucoup. Une forme curieuse de pensée fantaisiste semblait avoir envahi l’Allemagne jusqu’au plus haut niveau du gouvernement. Au cours de l’année, par exemple, Göring avait proclamé 10 avec un aplomb que trois cents Américains d’origine allemande avaient été assassinés au début de la guerre de 14-18 devant l’Independence Hall à Philadelphie. Dans une dépêche, Messersmith remarquait que même les Allemands intelligents, grands voyageurs, pouvaient « s’asseoir et vous sortir 11 tranquillement les sornettes les plus extraordinaires ».
Et voilà que le vice-chancelier du pays prétendait ne pas savoir pourquoi les États-Unis étaient entrés en guerre contre l’Allemagne.
Dodd dévisagea von Papen : « Je puis vous le dire 12 , déclara-t-il d’une voix aussi calme et égale qu’à l’ordinaire. Ce fut en raison de la stupidité totale et achevée des diplomates allemands. »
Von Papen parut sidéré. Sa femme, selon Sigrid Schultz, avait l’air étrangement contente. Un nouveau silence plana sur la table – pas celui de l’attente, comme avant, mais un vide pesant – jusqu’à ce que brusquement chacun cherche à remplir l’abîme de bribes de conversation divertissante.
Dans un autre monde, un autre contexte, cela aurait été un incident mineur, un éclat d’ironie mordant promptement oublié. Mais au milieu de l’oppression et de la Gleichschaltung de l’Allemagne nazie, c’était infiniment plus significatif et symbolique. Après le bal, comme le voulait la coutume, un petit groupe de convives se retira dans l’appartement de Schultz, où sa mère avait préparé des piles de sandwichs et où l’histoire du duel verbal de Dodd fut racontée avec moult fioritures probablement puisées dans l’alcool. Dodd n’était pas présent, étant donné son habitude de quitter les festivités aussi tôt que la politesse le lui permettait et de rentrer chez lui pour terminer la soirée avec un verre de lait, un bol de pêches cuites et le réconfort d’un bon livre.
Malgré des moments d’angoisse envahissante, Bella Fromm trouva le bal charmant. C’était un tel plaisir de voir comment les nazis se conduisaient après quelques verres et de tendre l’oreille quand ils se mettaient en pièces réciproquement dans des
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