Dans le jardin de la bête
étalage de leur ordre 3 ou de leur rang officiel », comme l’écrivait Fromm dans son journal intime, même si certains convives, désireux d’afficher leur soutien enthousiaste au Parti national-socialiste, arboraient la chemise brune des Sturmtruppen. L’un d’eux, un duc du nom d’Eduard von Koburg, commandant des Forces motorisées de la SA, se déplaçait avec un poignard que lui avait offert Mussolini.
Les convives furent conduits à des tables d’un genre en faveur auprès des organisateurs de banquets berlinois, si atrocement étroites qu’elles mettaient les invités à portée de main de leur vis-à-vis. Une telle proximité avait la faculté de créer des situations délicates sur le plan social et politique – mettant, par exemple, la maîtresse d’un industriel en face de la femme de celui-ci –, de sorte que les hôtes de chaque table s’assuraient que le plan de table avait été vérifié par divers responsables du protocole. Certains voisinages ne pouvaient toutefois pas être évités. Les hauts fonctionnaires allemands les plus importants devaient être placés non seulement à la table d’honneur, qui cette année-là distinguait les correspondants de la presse américaine, mais étaient également installés à proximité de Schultz et Louis Lochner, chef du bureau berlinois de l’Associated Press, qui présidaient la table, et de l’ambassadeur Dodd, la personnalité américaine la plus importante de la soirée. Ainsi le vice-chancelier von Papen se retrouva assis juste en face de Schultz, malgré le fait que von Papen et Schultz nourrissaient une antipathie notoire l’un pour l’autre.
Mme Dodd occupait aussi une place importante, de même que le secrétaire d’État Bülow et Putzi Hanfstaengl ; Martha, Bill Jr et de nombreux autres invités occupaient le reste des sièges autour de la table. Des photographes tournaient autour de la tablée et prenaient image sur image, l’éclat de leurs flashs éclairant les volutes de fumée de cigare.
Von Papen était bel homme – il ressemblait au personnage de Topper interprété plus tard par l’acteur Leo G. Carroll à la télévision. Mais il avait la réputation douteuse d’un opportuniste peu digne de confiance, et beaucoup de gens le trouvaient arrogant à l’extrême. Bella Fromm l’appelait le « fossoyeur de la république de Weimar » 4 , faisant allusion au rôle clé qu’il avait joué dans l’accession de Hitler au poste de chancelier. En outre, il était un protégé du président Hindenburg, qui l’appelait affectueusement Fränzchen, ou « petit Franz ». Avec le vieux maréchal dans leur camp, von Papen et ses acolytes avaient imaginé qu’ils parviendraient à contrôler Hitler. « J’ai la confiance de Hindenburg 5 , se vantait-il. Dans deux mois, Hitler sera tellement acculé qu’il couinera. » Ce fut peut-être la plus grosse erreur de calcul du XX e siècle. Comme l’écrit l’historien John Wheeler-Bennett : « Ce n’est que lorsqu’ils eurent fixé 6 les fers à leurs propres poignets qu’ils comprirent qui était le prisonnier et qui était le geôlier. »
Dodd aussi considérait von Papen avec répugnance, mais en raison d’une trahison plus concrète. Peu avant l’entrée des États-Unis dans la précédente guerre, von Papen avait été attaché militaire assigné à l’ambassade d’Allemagne à Washington, où il avait planifié et aidé à exécuter divers actes de sabotage, dont le dynamitage de lignes de chemin de fer. Il avait été arrêté et expulsé du pays.
Quand tous furent installés, la conversation commença à fuser en divers points de la table. Dodd et Frau von Papen parlèrent du système universitaire américain, dont Mme von Papen loua l’excellence : pendant que les von Papen étaient en poste à Washington, leur fils avait fréquenté l’université de Georgetown. Putzi, fidèle à lui-même, était turbulent. Même assis, il dominait les convives qui l’entouraient. Un silence tendu séparait Schultz et von Papen, au-dessus de la nappe de lin, du cristal et de la porcelaine. Qu’il y avait un froid entre eux sautait aux yeux. « Quand il arriva, il était aussi suave 7 et poli que sa réputation l’exigeait, écrivit Schultz, mais durant les quatre premiers plats du dîner, ce monsieur s’appliqua à ne pas me voir avec une constance remarquable […]. Ce n’était pas chose facile car c’était une table
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