Dans le nu de la vie
donner et surtout les multiplier.
Agriculteurs dans l’âme, les Hutus considèrent l’élevage comme un luxe indu dans un pays de pentes arides et surpeuplées. Ils dédaignent d’autant plus le bétail qu’il symbolisait, avant la république, l’attribut de pouvoir des rois tutsis, qui n’hésitaient pas, lors de festivités, à faire parader des journées entières d’immenses troupeaux de bovins aux cornes embellies de graisse, comme d’autres font défiler des armées.
C’est pourquoi, dès les premiers jours du génocide dans le Bugesera, les interahamwe abattirent les vaches de leurs victimes. Pour les manger et les supprimer. De nombreux Hutus révèlent aujourd’hui des scènes où les assassins égorgeaient les bêtes devant les yeux des propriétaires tutsis, afin de les humilier, avant de les tuer à leur tour. Des témoignages sont aussi émaillés de grillades gargantuesques les soirs de massacres de grande ampleur. Dans le Bugesera, et sur le territoire rwandais, le cheptel a été détruit aux deux tiers pendant les tueries, mais il a été renouvelé depuis. Cette énergie des rescapés pour retrouver les vaches égarées, en ramener du Burundi et d’Ouganda, les faire vêler, les disperser sur les hauteurs désertées, les offrir à des amis trop esseulés après l’extermination de leurs familles, illustre la vitalité d’une tradition.
Beaucoup d’ethnologues, coopérants, journalistes, bien intentionnés, amoindrissent les signes distinctifs entre les ethnies hutues et tutsies. Mais les campagnards n’aiment rien tant que de ressembler à l’image caricaturale que les étrangers ont d’eux. Il en est ainsi du gaucho argentin, du mareyeur provençal ou de la vahiné tahitienne ; l’éleveur tutsi n’échappe pas à la règle. Vous ne verrez jamais un agriculteur hutu marcher, un long bâton à la main, un chapeau de feutre sur la tête ; vous apercevrez souvent son collègue tutsi avec ces accessoires d’éleveur, et, le soir ou le week-end, vous ne serez pas surpris de voir entrer, au café, tel directeur d’école ou chef de bureau, tel commerçant ou médecin, muni de son bâton, coiffé de son chapeau, signes qu’il possède une vache dans un troupeau.
Jean-Baptiste Munyankore, un monsieur très digne d’une soixantaine d’années, enseignant à l’école de Cyugaro depuis vingt-sept ans, est attaché à cette coutume. Il porte une chemisette blanche dans la salle de classe, qu’il fait visiter en circulant entre les pupitres de bois impeccablement lisses, les caressant de la main avec la fierté d’un viticulteur entre ses chais. Il passe une veste et une cravate avant une réunion pédagogique, mais il se munit de son long bâton d’éleveur pour se rendre au cabaret ou descendre le samedi en ville. Jean-Baptiste inspire le respect d’un ancien, puisqu’il faisait partie de la première vague de pionniers, qui fuyaient les massacres, à la fin du règne des rois tutsis.
Jean-Baptiste Munyankore, 60 ans, enseignant Colline de Cyugaro (N’tarama)
J’étais jeune homme lorsque nous nous sommes exilés pour le Bugesera. C’était en 1959, le mwami Mutara III venait de lâcher son souffle ultime, les Hutus avaient remporté tous les commandements à l’issue des premières élections populaires du Rwanda. J’avais terminé mes études à la fameuse École des moniteurs de Zaza. J’avais métier d’enseignant dans la région volcanique des Birunga, mais, aussitôt installé dans ma salle de classe, j’en avais été poussé dehors et j’entendais de plus en plus de paroles inquiétantes dans mon dos.
En décembre de cette vilaine année, les extrémistes bahutus peignaient d’un trait les portes des domiciles des Batutsis en plein jour, et ils revenaient les enflammer pendant la nuit. En considération, nous nous étions réfugiés en compagnie de voisins aux missions catholiques, où personne à l’époque ne se risquait à nous bousculer. Jour après jour, nous commencions à devenir trop nombreux et à nous bousculer de l’épaule. Les Belges tentaient bien de nous secourir, mais ils craignaient avant tout la malpropreté. Un matin, un administrateur belge est donc venu ; il nous a demandé d’inscrire sur une liste le pays dans lequel nous voulions partir en exil. Moi, je ne connaissais rien de bon de l’étranger, je n’avais de famille ni au Burundi ni en Tanzanie, j’ai donc écrit le nom du Rwanda, mon pays. Nous avons été un
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