Dans le nu de la vie
large groupe à faire une réponse identique. L’administrateur en a conclu : « Bon, vous irez dans le Bugesera, puisque c’est inhabité. »
La région du Bugesera, on ne la connaissait que de nom. Ils ont amené des camions militaires dans la cour de la mission. Je suis monté dans un rubaho, un camion à benne de bois, avec mon épouse, mon petit frère et ma grand-maman. Nous avions droit aux vêtements portés sur les épaules et à rien d’autre ; ni ustensiles, ni couvertures, ni livres. C’est ainsi que nous avons voyagé une nuit, sans halte, et sans savoir ce qui nous attendait. Je n’ai pas jeté un regard en arrière sur la route et je n’ai jamais plus remis le moindre pied dans la préfecture de mon enfance. Nous avons franchi le pont du fleuve Nyabarongo au petit matin. À l’époque, ce n’était que deux troncs d’arbres que l’on tirait pour un passage. De l’autre côté nous attendaient d’autres camions.
Nous avons ouvert les yeux sur un pays couvert de savanes et de marécages, nous arrivions dans le Bugesera. J’ai pensé : « Ils nous entassent là pour nous abandonner vivants dans les bras de la mort. » Sans exagération, les mouches tsé-tsé brouillaient la clarté du ciel. Je crois encore que les autorités présumaient que cette terrible tsé-tsé viendrait à bout de nous. On ne voyait d’être vivant nulle part sur la piste, puis sont apparues les premières huttes de paille. Nyamata n’avait de gîtes de planches que l’office des missions, le tribunal de secteur, le logement de l’administrateur, et un camp militaire dans la forêt de Gako.
Au bout d’une semaine, nous autres enseignants sommes partis en un petit groupe de reconnaissance. Tout à coup, dans la traversée de savanes géantes, nous nous sommes retrouvés face à une troupe d’éléphants. Nous avons fait demi-tour à grandes enjambées, car jusqu’à cette date nous n’avions frayé qu’avec les poules et les chèvres.
Par la suite, nous avons heureusement appris la nouvelle que, de loin en loin, des éleveurs batutsis et des cultivateurs bahutus voisinaient tout à fait comme il faut, sur des collines reculées, du côté du Burundi. Nous avons bivouaqué pendant un an dans un cantonnement, à l’abri de cabanes manufacturées en carton et tôle. En effet, nous réchauffions un frêle espoir que la situation se calmerait, et que nous pourrions revenir sur nos terres natales. Hélas, les réfugiés Batutsis et les mauvaises nouvelles arrivaient de plus en plus nombreux en provenance des différentes préfectures.
Comme on survivait malgré la pauvreté, en l’an 1961, pour fêter le premier anniversaire de la République, l’administration locale nous autorisa à nous disperser et à prendre des parcelles dans la brousse. On s’inscrivait donc sur un répertoire de bénéficiaires, et quand son numéro tapait la première ligne, on allait délimiter deux hectares de son choix, que l’on pouvait défricher pour soi.
La vie était très difficile. Il fallait arracher les arbustes dans la poussière, creuser une épaisse croûte de terre avec des outils de bois, planter le sorgho et les bananiers, monter des cases de boue et de palmes. Nous devions nous défendre contre les animaux sauvages à l’aide de lances et d’arcs, et parfois de bâtons. Près de la parcelle, mes yeux ont vu le lion, le léopard, la hyène tachetée et le buffle. Il n’y avait pas de source d’eau, et nos estomacs n’avaient pas coutume de boire l’eau dormante des marais. Donc, beaucoup d’entre nous mouraient de la typhoïde, de la dysenterie, de la malaria. Il fallait se racornir les mains sur le manche, travailler sans relâche sous le soleil et la pluie, et mettre au monde toujours plus d’enfants pour survivre. Puis, on a commencé à se défendre un peu sur le marché. On vendait de maigres récoltes à-destination des commerces de Kigali ; avec les petites économies, on a pu acheter de petits lots de caprins. Les Batutsis d’origine ont commencé à nous offrir des vaches, par bon cœur ou pour épouser nos plus jolies filles.
De tout temps, on s’était regroupé par connaissances. La colline de N’tarama était habitée des nouveaux venus de Ruhengeri, sur le versant opposé étaient ceux de Byumba, en bas ceux de Gitarama. Sur les collines, on s’assemblait par grandes familles, c’est-à-dire, reprenant votre vocabulaire, par tribus. De par les années, lorsque plus tard
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