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Dans le nu de la vie

Dans le nu de la vie

Titel: Dans le nu de la vie Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean Hatzfeld
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parce que, des parcelles valables, il y en avait de moins en moins à cultiver.
    La discorde s’est envenimée après l’autorisation du multipartisme en 1991. Avec les meetings, discuter en public devenait trop périlleux. L’échange s’échaudait rapidement, on risquait chaque fois des blessures. Des interahamwe venaient parader le long des routes et des chemins, ils se pavanaient dans les cabarets. Les radios traitaient les Batutsis de cancrelats, les politiciens bahutus prédisaient la mort des Batutsis dans les réunions. Ils craignaient terriblement les inkotanyi et une invasion militaire étrangère. Je pense qu’ils ont commencé dès cette époque à réfléchir au génocide.
    En 1992, on a dénombré quatre cents cadavres de Batutsis dans les forêts, sans aucune réprimande du préfet. Quand la guerre a commencé, deux ans plus tard, nous étions déjà accoutumés aux tueries. Moi, je pressentais une tragédie habituelle, rien de plus. Je pensais : « C’est trop chaud pour prendre la grande route, mais si on ne descend pas de la colline, ça peut s’arranger. » Après le massacre dans l’église, j’ai compris que cela devenait vraiment trop grave. Ce jour-là, moi aussi j’ai pris la file des fuyards vers les marais Nyamwiza et je me suis accroupi dans la vase.
    Aux premiers temps, on espérait de l’aide dans la profondeur des papyrus. Mais Dieu lui-même montrait qu’il nous avait oubliés, donc à plus forte raison les Blancs. Par la suite, chaque jour on espérait seulement atteindre l’aube du lendemain. À travers les marécages, j’ai vu des dames ramper dans la boue sans une lamentation. J’ai vu un nourrisson dormir oublié sur sa maman qui avait été coupée. J’ai entendu des gens, sans plus aucune force dans les muscles pour marcher, expliquer qu’ils voulaient manger du maïs une dernière fois. Parce qu’ils savaient bien qu’ils allaient être coupés le lendemain. J’ai vu la peau des gens plisser sur leurs os, semaine après semaine. J’ai entendu de tendres chantonnements pour adoucir des gémissements de mort.
    Dans le bois, j’ai croisé la nouvelle de la mort des deux enfants de mon frère, qui avaient réussi le concours national de l’université. Dans le marais, j’ai appris la mort de mon épouse, Domine Kabanyana, et de mon fils, Jean-Sauveur. Mon deuxième fils est mort derrière moi tandis que nous courions dans le marais. On s’était fait piéger par une attaque surprise, on tentait d’échapper quand même aux poursuivants. Sa course a trébuché sur une touffe d’épiniers, il a crié un mot, j’ai entendu les premiers coups, j’étais déjà loin. Il était en quatrième année du cycle primaire.
    Il faut comprendre que nous autres, fuyards, si le soir au bivouac on vivait le « tous pour tous », dans la fuite des marais on était obligés de retrouver le « chacun pour soi ». Sauf, bien sûr, les mamans portant leurs petits enfants.
    Le soir, on se regroupait à quatre familles dans ma maison de Cyugaro. On n’étendait plus les nattes et les matelas à terre puisque les interahamwe les avaient volés. On s’échangeait un peu de conversation, surtout des détails sur la journée ou des paroles de réconfort. On ne se disputait pas. On ne taquinait personne ; on ne se moquait pas des femmes qui avaient été violées, parce que toutes les femmes s’attendaient à être violées. On fuyait la même mort, on subissait le même sort. Même les ennemis d’hier ne trouvaient plus prétexte à se quereller, parce que de toute façon ça ne servait plus à rien.
    On parlait un peu, en ces temps-là, du pourquoi de la maudite situation, et on butait sur les mêmes répliques. Le Bugesera, autrefois désertique, était devenu bondé. Les autorités avaient peur d’être chassées par le FPR des « Ougandais », les Bahutus lorgnaient nos parcelles… Mais ces remarques n’expliquaient pas l’extermination, et pas davantage aujourd’hui.
    Moi, je pointe une anomalie historique. Les livres d’histoire de la colonisation belge nous apprenaient que les pygmées Batwa habitaient les premiers le Rwanda, avec des arcs ; puis se sont installés les Bahutus, avec des houes ; puis sont arrivés les Batutsis avec des vaches, qui ont accaparé trop de terres à cause de ces immenses troupeaux. Mais, ici, dans notre région du Bugesera, les arrivages se sont succédé précisément dans le sens inverse, puisque les Batutsis sont venus

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