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Dans le nu de la vie

Dans le nu de la vie

Titel: Dans le nu de la vie Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean Hatzfeld
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des arrivages de Bahutus se sont accélérés, eux ont fait de même sur d’autres collines ; et nous ne nous sommes pas beaucoup mêlés à cause des distances. Les Bahutus se sont surtout amenés à la suite des directives du ministère de l’Agriculture, lorsque des fonctionnaires de haut rang ont constaté que la brousse du Bugesera s’humanisait et se cultivait. C’est en 1973 que les Bahutus sont devenus aussi nombreux que les Batutsis. Ces Bahutus étaient forts, très travailleurs, certains s’installaient avec des économies ; on s’est vite entendus parce qu’on avait besoin de leur argent ou de leurs bras.
    Entre cultivateurs, on ne se partageait guère la bière, mais on se parlait convenablement sans réticence. On provenait de la même culture : le haricot, le manioc, la banane, l’igname, à l’aide de houes et de machettes. Les Bahutus étaient de meilleurs planteurs. Les Batutsis, eux, élevaient des vaches ; au contraire des Bahutus, qui s’en sont toujours impatientés.
    Comme il n’y avait pas d’écoles en grand nombre autorisées aux Batutsis, à cause des quotas d’admissions par communes, nous, les enseignants, nous faisions asseoir les élèves en rond à l’ombre de grands arbres feuillus et nous improvisions la classe en pleine poussière. Dans le Bugesera, les autorités et l’administration étaient bahutues ; les militaires, les bourgmestres, les comptables et les directeurs étaient aussi bahutus. Donc, dès qu’un Batutsi attrapait de l’instruction, il devenait enseignant et faisait l’école aux enfants batutsis.
    C’est ainsi que nous, les enseignants, devenions très mal regardés par les autorités, qui se montraient jalouses. Elles n’osaient pas nous faire taire directement, mais, dès qu’il y avait des tueries, les enseignants étaient inscrits en première place sur le répertoire, sous prétexte qu’ils fréquentaient les inkotanyi. Les inkotanyi étaient les rebelles batutsis des maquis du Burundi qui lançaient des assauts sur le Rwanda. Dès qu’il y avait des attaques des inkotanyi contre les Bahutus, les militaires allaient tuer des Batutsis en guise de punition.
    Ça se passait ainsi. Ils tuaient, dans l’ordre, les familles dont les hommes s’étaient engagés au Burundi ; ensuite les enseignants, pour les motifs que j’ai expliqués ; enfin les cultivateurs aisés, pour distribuer leurs parcelles et leurs grains aux derniers arrivants bahutus. Une année c’était brûlant, une année c’était très calme. Par exemple, 1963 a été une année de milliers d’assassinés, en réponse naturelle aux multiples expéditions des rebelles. 1964 a été une année paisible, 1967 a été désastreuse du point de vue des morts ; cette année-là, les militaires ont balancé vivants des centaines de Tutsis dans l’Urwabaynanga, une mare de vase du côté du Burundi, où l’on peut bien pêcher les preuves. En 1973, ils allaient jusqu’à tuer les élèves dans les classes… Les massacres étaient imprévisibles. C’est pourquoi, même quand la situation semblait tranquille, nos deux yeux ne dormaient jamais ensemble.
    Cependant, nous les Batutsis, on avait chassé les animaux sauvages, on avait vaincu la tsé-tsé, et on avait appris à nous soumettre aux autorités. Malgré nos démêlés, les villages se multipliaient, les Batutsis se maintenaient aussi nombreux que les Bahutus et ils possédaient de plus en plus de vaches. Certains Batutsis devenaient un peu riches, des Bahutus se mettaient à travailler pour eux. Nyamata grandissait vite, les boutiques étaient mélangées, mais les plus achalandées étaient batutsies. Des cabarets apparaissaient, aussitôt fréquentés. La vie était difficile mais ne semblait pas trop mauvaise.
    Il y avait beaucoup d’excellentes personnes chez les Bahutus. Je me souviens, un jour, j’étais déjà lié à l’arbre face à un rang de fusils militaires, parce que je portais le nom de tribu d’un chef maquisard. Il n’y avait plus qu’à mourir, mais je persistais à clamer mon innocence. Un capitaine, en inspection, m’a remarqué par hasard à la porte de la mort et s’est écrié aux soldats : « Je connais la voix de cet homme. Il se prénomme Jean-Baptiste, de Cyugaro, c’est un bon enseignant, il n’a rien à voir avec les commandos de rebelles », et il a fait couper les cordes. Cependant, beaucoup de Bahutus se méfiaient de plus en plus des Batutsis, à cause des inkotanyi. Et

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