Dans le nu de la vie
nous offre de l ’urwagwa dans des bols en bois, s’en va surveiller sa fosse à bananes, s’assied au bord, raconte le génocide. À l’époque, sa maison abritait les fugitifs trop âgés qui n’avaient plus l’énergie de monter la côte jusqu’à l’école de Cyugaro, qui parfois renonçaient à se cacher dans la vase et passaient une dernière journée sous un toit, en attendant les tueurs qui ne manqueraient pas de venir les achever. Beaucoup de gens peuplent ainsi les souvenirs de Jean-Claude.
Aujourd’hui, il vit avec son père, l’autre survivant de la famille, parti à l’aube en vadrouille dans la forêt, d’où il reviendra le soir, sans un mot, comme tous les jours. Jean-Claude préfère l’isolement de sa maison, entre les eucalyptus et les papyrus, à un hébergement dans un pavillon neuf de la cité Nelson-Mandela, au bord de la piste, près des écoles et des copains. Il explique qu’il ne se passe pas un jour sans qu’il se rende aux marais, que ni la canicule ni les crises de malaria ne pourraient l’empêcher d’y aller. Il semble d’ailleurs ne jamais abandonner longtemps du regard la verdure plane qui bruisse étrangement.
De chez lui, un sentier de brousse rejoint l’embranchement de Kanzenze. Le village était autrefois envahi par un marché animé. Il est aujourd’hui une simple halte de minibus. Un peu en retrait de la piste, se trouve le cabaret de Marie Mukarulinda, un ancien rendez-vous des négociations d’affaires. La salle est peinte d’un vert africain, écaillé et pâli, comme toutes les salles publiques. Les banquettes sont défraîchies, des caisses de Primus et de Fanta s’étagent contre le mur.
Marie se distingue par sa longiligne silhouette. Le matin, elle travaille aux champs. L’après-midi, elle tente de sauvegarder le cabaret de son défunt mari, grâce à une gestion d’une simplicité absolue puisque la monnaie, perçue de temps à autre d’un client en paiement d’une bière, sert sur-le-champ à offrir une bouteille à un familier en manque. Dehors, l’arrière-cour est le domaine enfumé de Pétronille, une grande dame, veuve elle aussi, complice inséparable de Marie, qui mitonne sur son brasero les plus délicieuses brochettes de chèvre du Bugesera.
Le cabaret de Marie s’appelle Au Coin des Veuves, car de nombreuses femmes des environs, pour la plupart veuves depuis le génocide, aiment s’y retrouver et partager une ou plusieurs bouteilles de Primus, histoire de papoter sans fin, de rigoler de tout et de rien, et surtout d’elles-mêmes. Aujourd’hui, par exemple, un vétérinaire est venu de Kigali afin de surveiller l’insémination artificielle d’un élevage de chèvres. Convié au cabaret après la visite, il est pris à partie par les copines de Marie qui exigent qu’il revienne s’occuper d’elles. Il se fige, médusé… jusqu’à ce qu’un fou rire collectif le rassure et qu’il se sente redevable, pour prix de son trouble, d’une tournée générale.
Dans un coin de la véranda, à l’écart sur son tabouret, on remarque la silhouette rigide et maigre d’un homme au visage impeccablement rasé, la moustache grise peignée, bien mis dans un costume croisé noir élimé et plusieurs fois rapiécé. C’est monsieur Gaspard. Il est le patriarche du quartier, dont la distinction n’a d’égale que la concision de quatre-vingts années de souvenirs. Unique survivant d’une famille de douze membres, Gaspard subit sa solitude dans la dignité. Sans l’esquisse d’une plainte, il admet attendre désormais la fin de sa vie, en compagnie de la misère et de la mélancolie, entre la chaise de sa masure d’à côté et un tabouret du cabaret de Marie, face à une bouteille de bière que des voisins déposent subrepticement, et dont il se délecte très lentement. En guise d’au revoir, il cite ce proverbe rwandais en langue kinyarwanda : « Amarira y’umugabo atemba ajya mu unda », qui signifie : « Les pleurs d’un homme coulent dans son ventre. » Quelques kilomètres plus loin, en direction de Nyamata, dans une clairière, trois maisons en torchis bordent la piste. Angélique Mukamanzi a été installée dans l’une d’elles, propriété d’un paysan hutu exilé, en attendant la fin des réparations de sa maison sur la parcelle familiale. Angélique est une fille qui met un point d’honneur à ne jamais porter de pagnes ou de robes, mais des pantalons noirs, des vestes de jean « country »
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