Dans le nu de la vie
n’avaient plus l’opportunité de boire le lait maternel ou des substances enrichissantes. Alors, beaucoup de gens, quand ils n’étaient pas frappés par les machettes, ils étaient rattrapés par des faiblesses mortelles. Le matin, on se levait et on les retrouvait, à côté de nous, raidis dans leur sommeil. Sans une parole d’adieu, sans un dernier cadeau du temps, pour permettre de les recouvrir avec humanité.
Les nuits de pluie, on en profitait pour se frotter à l’aide de feuilles de palmes, et on se déblayait du plus épais de nos déchets et de nos saletés de boue. Puis on s’allongeait par terre. On se racontait la journée, on se demandait qui était mort ce jour-là, on s’interrogeait sur qui allait mourir le lendemain. On discutait du mauvais sort tombé sur nos têtes. On ne s’échangeait pas beaucoup de mots joyeux, mais beaucoup d’accablements.
Le matin, on ne s’offrait pas un petit moment pour se sécher au soleil levant. On repartait, tout trempé, disposer les enfants par petits groupes sous le couvert des papyrus. On leur disait de rester gentils comme des poissons dans les mares. C’est-à-dire de ne pas sortir plus que la tête et de ne pas pleurer. On leur donnait à boire l’eau des boues, même si, parfois, elles étaient un peu teintées de sang. On se recouvrait de boue à notre tour. Quelquefois, on se devinait les uns les autres à travers les feuillages alentour. On se demandait pourquoi Dieu nous délaissait ici, au milieu des serpents, qui heureusement ne mordaient personne.
Une nuit, mon cœur saigna d’une blessure qui ne pourra jamais cicatriser. En sortant de ma cachette, le soir, j’ai vu qu’ils avaient attrapé maman. Elle gisait dans la boue flottante. Elle s’appelait Marthe Nyirababji. Papa et marraine, et toute la famille, ont été tués peu après, le terrible 30 avril. Papa s’appelait Ferdinand Mudelevu. Il a été transpercé par un avoisinant hutu qui dansait et chantait au-dessus de lui. Ensuite, j’ai dû faire équipe avec d’autres rescapés de la colline. Entre les branches de papyrus, mes yeux ont rencontré les yeux des interahamwe qui tuaient à proximité. J’ai vu beaucoup de gens coupés à côté de moi, j’ai combattu tout ce temps une tenace peur, vraiment une trop grande frayeur. Je l’ai vaincue, mais je ne dis pas qu’elle m’a lâchée à jamais.
À la fin du génocide, j’ai été installée trois mois à Nyamata, en bas de la commune, dans une hutte abandonnée. Je devais être contente, mais j’étais encore trop alarmée et trop fatiguée. On ne se sentait pas dans notre assiette, si je puis dire ; on était abattus, on était gênés de ce qu’on était devenus. Je crois qu’on ne croyait pas vraiment à la délivrance.
Au fond, on pensait qu’on ne serait jamais délivrés de ce qui nous avait menacés et on a attendu des semaines avant de se laisser aller à la gaieté. Je marchais une heure chaque jour pour arriver à la parcelle familiale. Je soulevais la houe pour donner à manger aux enfants. Je moulais des briques de terre pour construire une nouvelle maison non durable, avec l’aide d’un maçon envoyé par la commune.
Présentement, j’habite la maison d’un Hutu qui n’est pas revenu du Congo, en attendant la pose de notre toiture. Je fonde des espoirs en un programme de petit commerce de riz, de sucre ou de sel dans la grand-rue près d’une pharmacie. Le labeur s’apprivoise mais pas les regrets.
Avant la guerre, j’avais décidé de me détourner de la vie villageoise, je chérissais trop l’école. Si le génocide ne nous avait pas accablés, j’aurais peut-être réussi l’examen national, j’aurais décroché mon diplôme de droit et j’aurais revêtu la toge d’avocate dans un cabinet privé à Kigali. Mais aujourd’hui j’ai vingt-cinq ans. Je n’aperçois que des blocages dans ma vie, des marais autour de mes souvenirs et la houe qui me tend son manche. Je ne sais plus où tourner de la tête pour trouver un mari. Je ne peux plus me confier à un homme hutu, je n’espère pas nécessairement un homme rescapé. J’ai oublié la fantaisie d’amour. J’attends simplement les yeux doux d’un homme de tous les jours posés sur qui je suis. J’entends bien des candidats frapper à la porte et se présenter en souliers brossés, mais je n’en vois plus, ni à droite ni à gauche, qui pourraient me procurer des attendrissements.
Beaucoup de familles hutues sont
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