Dans le nu de la vie
revenues sur les collines, quand bien même leurs hommes sont en prison. La préfecture leur ouvre grand les portes de leurs habitations. Certains n’étaient pas du tout d’accord avec ce qui se passait, d’autres soutenaient à fond. Ces familles cultivent entre elles leurs parcelles, elles ne nous parlent guère, elles ne rendent rien de ce qu’elles ont pillé, elles ne demandent pas pardon. Leur silence me met très mal à l’aise. Je suis sûre d’avoir reconnu quelques visages de criminels parmi les familles, quand elles travaillent au loin dans les champs. Eux ont conservé des bras musclés pour cultiver. Moi et ma sœur, nous avons seulement des bras fluets pour nourrir des enfants non accompagnés. Je pense qu’il n’est pas convenable de confier seulement au temps et au silence la difficile mission de réconciliation.
À N’tarama, des gens rescapés deviennent mauvais ou désespérés. Ils disent : « J’avais un mari fort, j’avais une maison en murs durables, j’avais de beaux enfants, j’avais de grandes vaches, j’avais travaillé tous les jours et les lendemains, et tout ça pour rien. » Il y a beaucoup d’hommes et de femmes qui ne se fatiguent plus. Ils boivent de la Primus dès qu’ils trouvent des petits sous et ils se fichent de tout ; ils s’enivrent d’alcool et de mauvais souvenirs. Il y en a qui se donnent du plaisir à se raconter toujours les mêmes instants fatals qu’ils ont vécus. Comme s’ils avaient désormais besoin de ça.
*
Moi, quand je les écoute, j’entends que les gens ne se souviennent pas pareillement du génocide avec le temps. Par exemple, une avoisinante raconte comment sa maman est morte à l’église ; puis, deux ans plus tard, elle explique que sa maman est morte dans le marais. Pour moi, il n’y a pas mensonge. La fille avait une raison acceptable de vouloir d’abord la mort de sa maman à l’église. Peut-être parce qu’elle l’avait abandonnée en pleine course dans le marais et s’en trouvait gênée. Peut-être parce que ça la soulageait d’une trop pénible tristesse, de se convaincre que sa maman avait moins souffert ainsi, d’un seul coup mortel le premier jour. Ensuite, le temps a proposé un peu de tranquillité à cette fille, afin de se rappeler la vérité, et elle l’a acceptée.
Une autre fille nie qu’elle a été blessée, même si ses bras montrent des cicatrices voyantes. Mais un jour elle va entendre quelqu’un raconter la péripétie d’un traquenard de sexe ; et elle, à son tour, elle va oser raconter son traquenard et à quoi elle doit le miracle de sa vie. Elle non plus n’a pas menti, elle a attendu une compagnie d’infortune pour révéler une pénible vérité.
Il y a aussi des gens qui modifient sans cesse les détails d’une journée fatale parce qu’ils pensent que, ce jour-là, leur vie a cueilli la chance d’une autre vie qui méritait autant. Mais, malgré ces zigzags, les souvenirs personnels ne s’échappent pas des mémoires, grâce aux conversations en petites assemblées. Les gens choisissent certains souvenirs, selon leurs caractères, et ils les revivent comme si cela se passait l’année dernière, et pour cent ans encore.
Des gens prétendent que la différence entre les Hutus et les Tutsis est une invention. Je ne comprends pas des fadaises pareilles puisque aucun Tutsi ne pouvait rester en vie une petite heure, debout en plein air, parmi des Hutus, après le commencement des hécatombes dans le Bugesera. Mais je ne veux rien expliquer sur cette différence et sur le soi-disant malentendu entre les ethnies. Je crois qu’il faut nous rendre une justice convenable, mais je ne veux pas dire s’il faut fusiller des prisonniers. Je ne veux pas non plus exprimer ma pensée sur pourquoi les Blancs ont regardé tous ces massacres les bras croisés. Je crois que les Blancs profitent de ce que les Noirs se chamaillent pour semer ensuite leurs propres idées, et voilà tout. Je ne veux rien dire de ce que j’entrevois dans le cœur des Hutus.
Je dis simplement que des cohabitants hutus ont accepté d’exterminer des cohabitants tutsis dans le marigot, pour piller leurs maisons, pour monter leurs bicyclettes, pour manger leurs vaches.
Désormais, je regarde ce temps désolant qui passe devant moi comme un ennemi. Je souffre d’être attachée à cette vie-là, qui n’est pas celle qui m’était destinée. Entre voisins, quand on se demande pourquoi le génocide a
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