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Dans le nu de la vie

Dans le nu de la vie

Titel: Dans le nu de la vie Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean Hatzfeld
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les premiers, défricher en pionniers, sans rien dans les mains. Et cependant, le génocide dans le Bugesera a été aussi efficace qu’ailleurs. Donc, je réfute les explications historiques. Je pense que l’histoire dictée par les colons programmait le joug des Bahutus sur les Batutsis ; programme qui, par malchance si je puis dire, s’est transformé en génocide.
     
    *
     
    Aujourd’hui, je souffre de pauvreté de multiples façons. Mon épouse est morte, j’ai perdu ma famille, sauf deux enfants. J’avais six vaches, dix chèvres, une trentaine de poules, et mon enclos est vide. Mon voisin direct est mort, celui qui m’avait offert ma première vache est mort. Sur les neufs enseignants de l’école, six ont été tués, deux sont en prison. Après de si longues années, il est contraignant de devenir un véritable ami des nouveaux collègues, quand on a perdu les gens à qui on était habitué. Je me suis remarié avec une petite sœur de mon épouse ; mais je mène une vie qui ne m’est plus intéressante. La nuit, je traverse une existence trop peuplée de gens de ma famille, qui se parlent entre personnes tuées et qui m’ignorent et ne me regardent même plus. Le jour, je souffre d’un autre mal de solitude.
    Ce qui s’est passé à Nyamata, dans les églises, dans les marais et les collines, ce sont des agissements surnaturels de gens bien naturels. Voilà pourquoi je dis cela. Le directeur de l’école et l’inspecteur scolaire de mon secteur ont participé aux tueries à coups de gourdins cloutés. Deux collègues professeurs, avec qui on s’échangeait des bières et des appréciations sur les élèves auparavant, ont mis la main à la pâte, si je puis dire. Un prêtre, le bourgmestre, le sous-préfet, un docteur, ont tué de leurs mains.
    Ces intellectuels n’avaient pas vécu au temps des rois Batutsis. Ils n’étaient volés ou brimés de rien, ils n’étaient les obligés de personne. Ils portaient des pantalons de cotonnade plissés, ils se reposaient comme il faut, ils se transportaient en véhicule ou à vélomoteur. Leurs épouses portaient des bijoux et connaissaient les habitudes citadines, leurs enfants fréquentaient des écoles blanches.
    Ces gens bien lettrés étaient calmes, et ils ont retroussé leurs manches pour tenir fermement une machette. Alors, pour celui qui, comme moi, a enseigné les Humanités sa vie durant, ces criminels-là sont un terrible mystère.

Au Coin des Veuves
    L’école de Cyugaro, reconstruite en briques, accueille aujourd’hui vingt-cinq classes primaires où des élèves hutus et tutsis partagent les mêmes bancs. Dans le village, la plupart des maisons de terre se lézardent ou s’effondrent, les friches envahissent les jardins. Cinq kilomètres séparent l’école des marais. L’unique chemin traverse des champs de manioc, passe devant les murailles de deux villas incendiées. Des iwuwa, arbres à fleurs jaunes, et des umuko, arbres à fleurs rouges, embellissent la savane, que parcourent des bandes d’enfants en quête de choux sauvages. Puis le sentier s’enfonce dans un bois d’eucalyptus, lumineux grâce à la hauteur des arbres.
    À l’autre lisière du bois, réapparaît l’immensité verdâtre. On dévale une pente raide et, derrière une frange de bananiers sauvages, on aborde les marais. La première impression est celle d’un inextricable enchevêtrement de papyrus et de roseaux pourris d’eau. Il est pourtant possible de s’y introduire en soulevant des masses de tiges à bout de bras. Le sol, spongieux en saison sèche, boueux en saison de pluie, sent la vase putride. On s’enfonce jusqu’au mollet à chaque pas. Un vrombissement de mouches, moustiques, libellules sert de fond sonore aux rires mélodieux des ibis, et aux cris suraigus des macaques et des talapoins noirs, dont on devine les voltiges. À l’arrêt, si l’on se montre patient, on entend aussi le grognement des cochons sauvages, invisibles, ou le froufroutement contre les hautes herbes des graciles sitatungas, les antilopes des marais.
    À la sortie du marécage, nous croisons un garçon d’une quinzaine d’années, le dos chargé de tourbe de brûlage. Tous les après-midi, il s’enfonce pendant des heures dans le marais chasser les volailles d’eau ou ramasser la tourbe. Il nous invite dans sa maison de pisé, entourée d’une clôture de palmes, qui, sur une butte, domine l’étendue de papyrus. Il s’appelle Jean-Claude Khadafi. Il

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