Dans le nu de la vie
et des chemisiers « à l’européenne » en toutes circonstances. De retour des champs ou du marché, elle se dépêche de se vernir les ongles des mains, chausse des spartiates ou des escarpins, le temps de passer une fin de journée, adossée contre le mur de la maison au milieu de ses voisins, comme si elle attendait un rendez-vous galant. Récemment, elle avait rencontré un amoureux, beau, attentionné et drôle, agronome de son état. Mais, raconte-t-elle non sans un sourire ironique, elle s’était sentie obligée de rompre, s’apercevant qu’il était hutu.
Pendant le génocide, elle avait hérité, au fil des jours dans les marais, d’une petite troupe d’orphelins, dont elle est devenue la grande sœur ou la mère adoptive, en tout cas la chef de famille, bon gré mal gré.
Angélique Mukamanzi, 25 ans, cultivatrice Colline de Rwankeli (Musenyi)
Avec ma sœur Laetitia, je m’occupe aujourd’hui de huit petits enfants non accompagnés. Ça s’est présenté naturellement. Dans les marais, quand les parents partaient vers la mort sans emmener leurs enfants, ceux qui n’en avaient pas, comme nous, se proposaient de les remplacer à la va-vite. Par la suite, le temps nous les a confiés pour toujours.
Avant la guerre, j’étudiais très fort, parce que je voulais passer l’examen national à Kigali et accrocher un beau métier. Les garçons me regardaient très bien, la vie semblait profitable. À l’école, j’avais des amis mélangés, tutsis et hutus. Ces derniers ne médisaient jamais. J’ai ressenti les premières peurs quand les gens ont commencé à quitter le Bugesera après les échauffourées de 1992. Sur le chemin d’alors résonnaient de plus en plus de mauvaises paroles. C’est aussi pourquoi je souhaitais m’orienter vers la capitale.
Trois jours après la chute de l’avion, nous avons déménagé en petite société dans l’église de N’tarama : ma famille et nos avoisinants, avec des ballots de commodités. Pendant la journée, les courageux s’aventuraient dans les champs alentour, pour en rapporter des aliments. La nuit, on dormait dedans ou dehors, selon qu’on était faible ou fort. Quand les interahamwe ont fait cercle autour des barrières, des hommes ont commencé à tirer des cailloux pour retarder leur avancée. Les femmes amassaient les cailloux, parce qu’elles ne voulaient pas mourir n’importe comment. Mais la riposte manquait de vigueur. Des grenades ont explosé sur la porte de devant. Moi, j’étais positionnée derrière, j’ai dégringolé la pente, j’ai couru à en oublier de respirer pendant une heure, pour me plonger dans les urunfunzo du marais, que je connaissais de renommée. Les urunfunzo sont les arbres papyrus. À ce moment, j’ignorais bien sûr que j’allais passer mes journées dans la boue, des pieds à la tête, un mois durant, sous la houlette des moustiques.
Les tueurs travaillaient dans les marais de 9 heures à 16 heures, 16 h 30, au vu du soleil. Parfois, s’il pleuvait de trop, ils venaient plus tard dans la matinée. Ils arrivaient en colonnes, ils s’annonçaient par des chansons et des sifflets. Ils frappaient dans des tambours, ils semblaient très gais d’aller tuer pour toute la journée. Un matin, ils empruntaient un sentier, le lendemain un autre sentier. Quand on entendait les premiers sifflets, on s’enfonçait dans la direction opposée. Un matin, ils trichaient, ils venaient de tous les côtés pour tendre des pièges et des embuscades ; et ce jour-là, c’était très décourageant parce qu’on savait qu’il y aurait le soir plus de tués que d’ordinaire.
L’après-midi, ils ne chantaient plus, parce qu’ils étaient fatigués, et ils retournaient en bavardant dans leurs foyers. Ils se fortifiaient de boissons et mangeaient les vaches, parce qu’ils les abattaient en même temps que les Tutsis. C’était vraiment des tueries très calmes et bien accommodées. Si les libérateurs du FPR avaient duré en route une semaine de plus, pas un Tutsi du Bugesera ne serait plus vivant, pour contrecarrer les mensonges, par exemple sur la prétendue ivrognerie des criminels.
Le soir, après la tuerie, nous nous éparpillions dans la nuit pour creuser les champs et collecter du manioc et des haricots. C’était aussi la saison des bananes. On a mangé cru pendant un mois, à pleines mains terreuses, comme des vauriens. C’était le même sort pour les adultes et les petits enfants, qui
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