Dans le nu de la vie
la suite, vers 1992, que la politique est venue tout gâter. Les milices et les politiciens sont venus de Kigali envoyer des signaux de mauvais augure. Un bourgmestre hutu a même été tué parce qu’il refusait de donner la chasse aux Tutsis. Entre nous, on ne se fréquentait plus guère au cabaret, de crainte des blessures, mais on se parlait correctement au travail et sur la route. L’année 1994, je respirais comme tout le monde une catastrophe sur les braises. On n’osait plus entrer dans tel ou tel cabaret si on n’était pas membre de tel ou tel parti. Nous, les Tutsis, on se contentait d’aller dans les boutiques de Tutsis pour boire notre Primus sans histoires.
*
Je me souviens d’un soir, quelques semaines avant les attaques, je rentrais du boulot en compagnie d’un collègue et voisin hutu. On parlait de ce qui se négociait au sommet d’Arusha entre les gouvernants et les rebelles, et de nos inquiétudes politiques. À mi-côte, il s’est arrêté, il m’a regardé ; il m’a dit : « Innocent, on va vous exterminer. » Je lui ai rétorqué : « Non, je ne crois pas. Nous allons souffrir une fois de plus, mais nous allons sûrement nous sauver. » Il m’a répété : « Innocent, écoute-moi, je dois te dire que vous allez tous mourir. » Plus tard, j’ai croisé ce collègue dans le quartier, il se baladait dans une camionnette de militaires du camp de Gako, il désignait du doigt les portes de ceux qu’il fallait tuer. Il m’a vu, il a simplement repris son occupation.
Le lendemain de la chute de l’avion d’Habyarimana, nous continuions à enseigner pendant les horaires de journée ; mais les nuits, nous les dormions dans la brousse, loin des habitations, de crainte des coups fourrés. Le 11 avril dans la matinée, il y a eu un très grand brouhaha en ville. Des militaires se sont mis à fusiller très sérieusement dans les rues. Mais rapidement, ces militaires ont constaté que les gens n’étaient pas menaçants, ils n’ont plus consumé de cartouches, ils ont seulement donné un coup de main aux interahamwe qui s’étaient déjà rués pour cogner. Ils ont débuté par les commerçants prospères, parce qu’ils étaient, déjà, surtout préoccupés de s’enrichir.
Dans la panique, une foule s’est précipitée vers le bâtiment communal. On est restés quelque deux heures, assemblés dans la cour, à attendre des paroles de protection. Le bourgmestre est sorti, il était vêtu de son trousseau bleu de cérémonie. Il nous a déclaré : « Si vous retournez chez vous, on va vous tuer. Si vous fuyez dans la brousse, on va vous tuer. Si vous restez ici, on va vous tuer. Toutefois vous devez partir d’ici, parce que je ne veux pas de sang devant ma commune. » Les femmes, les enfants et les plus faibles se sont mis en marche vers l’église. Moi, je me suis dit : « L’affaire a changé de style. On va tuer là-bas aussi, c’est sûr, et en tout cas je ne veux pas mourir dans une église. » Raison pour laquelle j’ai couru toute la journée sans destination. J’ai passé la nuit dans les taillis et j’ai atteint Kayumba le lendemain. Là-haut, nous nous sommes retrouvés quelque six mille personnes bien portantes, à deux ou trois kilomètres de la ville, à attendre les péripéties dans la forêt d’eucalyptus.
Le jour du massacre à l’église, du haut de Kayumba, on a entendu les grenades et on a vu des fumées. Ma femme et mon enfant s’étaient réfugiés à l’intérieur. Quatre jours plus tard, j’ai croisé dans le bois une maman qui avait échappé au massacre. Elle m’a dit : « Innocent, j’amène une mauvaise nouvelle, j’ai croisé ton épouse dans la mêlée à l’église. Dans l’état où je l’ai laissée, je dois te dire qu’elle n’est plus de ce monde. » J’étais assommé, mais j’espérais encore. Je me disais : « Si personne n’a vu sa dépouille, peut-être elle a pu échapper elle aussi. »
Encore aujourd’hui, des années plus tard, quand j’aperçois au loin une silhouette qui ressemble à la sienne, je sursaute dans la rue. C’est très éprouvant de vivre avec une fausse espérance. Je peux dire aujourd’hui que survivre avec le souvenir de son épouse et de son enfant, quand on ignore comment ils ont été tués, quand on ne les a pas vus morts, et qu’on ne les a pas enterrés, est la chose la plus décourageante.
Je ne pouvais pas emmener ma femme et mon fils, sur la colline de
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