Dans le nu de la vie
« Rambo » de Sylvester Stallone. Depuis la destruction des dancings, les jeunes écoutent la musique autour des salons de coiffure One Love, Chez les Sportifs et Texas. Sur la grand-rue, on trouve encore une dizaine de pharmacies, trois ou quatre salons de photos, un dispensaire, une boulangerie Au Bon Pain Quotidien, une boucherie Butcher, mais aucun magasin hi-fi, aucune vitrine de mode ; plus surprenant dans une ville africaine : aucune bijouterie.
La grand-rue ne désemplit jamais. Elle accueille des fonctionnaires à l’heure de la pause de midi. Elle se colore, après les classes, d’une kyrielle d’écolières en robe bleu roi, d’écoliers en uniforme kaki et de collégiens en chemise blanche ; d’une multitude de parasols à losanges rouge, jaune, vert, bleu les jours de marché. Elle se vide au coup d’envoi du match de football au stade qui se situe au bout et s’encombre de nouveau à la mi-temps. C’est dans la grand-rue que, pour pallier la pénurie de téléphone, on vient prendre et donner des nouvelles des uns et des autres.
Innocent Rwililiza, qui appréhende d’affronter trop d’ombres chez lui, est l’un des piliers les plus populaires de la grand-rue. Dix ans de scolarité sur les collines et quinze d’enseignement en ville lui ont permis de connaître tout le monde. Il est le secrétaire de l’inspection scolaire et l’initiateur de plusieurs associations d’entraide. Il est l’un des vingt survivants héroïques de la forêt de Kayumba. Il n’est d’aucun clan mais de tous les coups de main ; il recourt à la dérision avec tendresse, exprime ses idées avec gentillesse, ne devient nerveux que lorsqu’on parle église, où a péri sa première épouse. Épiphanie, sa seconde épouse, lui a déjà donné quatre enfants.
Il ne boit que de la Primus – une, deux, cinq bouteilles au gré des rencontres – qu’il exige tiède. Toute autre bière ou écart de température, qu’il détecte instantanément en caressant la bouteille, a fortiori toute autre boisson, le rendrait malade sur-le-champ. Il est curieux de tout, des gens ou des pays étrangers, mais concentre son intelligence à essayer, désespérément il le sait, de comprendre ce qu’il a traversé. L’un de ses rêves est d’écrire un livre sur le génocide, mais il prétend qu’il n’en trouve pas encore la disponibilité ou l’énergie. En attendant il en bavarde, en discute, en blague, beaucoup, avec tout le monde ; pas seulement pour mieux comprendre ou pour ne rien oublier, mais parce que parler lui fait du bien.
Innocent Rwililiza, 38 ans, enseignant Nyamata centre
Mon père était aide-vétérinaire à Ruhengeri. Il a été envoyé parmi tant d’autres fertiliser une parcelle sur la colline de Kanombe. C’est ce qu’il a fait de ses deux mains. Au Rwanda, l’agriculture ne s’apprend pas ; elle vient à toi. Si tu n’as pas de meilleures affaires qui t’attendent sur le moment, tu prends la houe et tu vas creuser dans les champs.
Quand mes parents ont traversé le fleuve Nyabarongo, quelques natifs hutus étaient déjà dispersés dans la brousse, qui n’étaient pas du tout méchants. Ces gens ne savaient rien de la pagaille qui se tramait dans le reste du pays et ils regardaient les réfugiés avec des yeux très pacifiques.
À Kanombe, nous étions juste au nombre de deux frères et deux sœurs. Nous habitions une case de paille. On devait parcourir dans la brousse quelque vingt kilomètres à pied, dans la journée, pour aller à l’école. Le dimanche on devait bien défricher. J’ai suivi l’école primaire, puis l’école secondaire, et je suis devenu enseignant. Je me suis marié et nous sommes descendus avec mon épouse nous installer au centre-ville de Nyamata, parce que les parcelles étaient bondées sur les collines.
À l’époque, Nyamata méritait déjà plus que le nom de village, avec un marché très défendable et une église en dur. Les rues ne se présentaient plus pareillement, les maisons avaient très vite grandi. On croisait des commerces en tous genres, une gare de minibus pour Kigali, des cabarets de boissons locales ou de bières export, un collège, un fort modeste hôtel, un centre culturel enjolivé d’une pelouse. Nyamata entretenait la promesse de devenir une ville, on parlait même d’une préfecture malgré les semonces des sécheresses. On y comptait un peu plus de Tutsis que de Hutus, on s’y sentait à l’aise.
C’est par
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