Dans le nu de la vie
de nous voir comme des animaux. Ils nous traquaient comme ça. En vérité, ce sont eux qui étaient devenus des animaux. Ils avaient enlevé l’humanité aux Tutsis pour les tuer plus à l’aise, mais ils étaient devenus pires que les animaux de la brousse, parce qu’ils ne savaient plus pourquoi ils tuaient et qu’ils le faisaient avec des manies. Un interahamwe , quand il attrapait une Tutsie enceinte, il commençait par lui percer le ventre à l’aide d’une lame. Même la hyène tachetée n’imagine pas ce genre de vice avec ses canines.
Dans la forêt de Kayumba, on vivait unis. On ne pouvait rien se voler, se chamailler sur rien. Les gens qui ne s’entendaient pas auparavant pour des anicroches oubliaient leurs histoires. Je me souviens de deux tracas de dispute. L’un à cause d’un homme immense qui grognait méchamment dès qu’on approchait de sa marmite. L’autre de la faute d’un jeune homme, qui insultait sa sœur et refusait de la nourrir, parce qu’elle était malhabile à fouiller les champs. Deux méchants bougres sur des milliers de gens, cela ne pouvait nous embrouiller.
Quand on dormait les uns à côté des autres, même si on se mettait nus pour laver nos culottes, on n’avait pas envie de se tripoter ; on ne pensait pas au sexe et à ses fantaisies, parce qu’on avait vu trop de sang dans la journée. On subissait le même sort, on affrontait le même danger, et, puisqu’on devait mourir, on essayait de rester bons amis le plus longtemps. Certains jours, je me dis que si les hommes et les femmes vivaient sur la terre, bienveillants entre eux comme nous l’avons été à Kayumba, le monde serait tellement plus clément qu’il ne l’est. Mais tous ces gens solidaires sont morts, et ils ne sont même pas inhumés.
Aujourd’hui, sur la commune, on connaît des Hutus qui ont été obligés de tuer leur famille tutsie pour échapper eux-mêmes à la mort. Mais un seul cas de Tutsi qui a tué des Tutsis pour tenter de se sauver, une personne sur plusieurs dizaines de milliers de gens. Ce type était un joueur très applaudi du Bugesera Sport, l’équipe de football de la région ; il a voulu se transformer en interahamwe ; il a dénoncé des avoisinants, il a aidé à tuer pour tenter de se sauver grâce à ses anciens collègues de ballon. Les interahamwe se sont servis de lui et, à la fin des fins, ils l’ont abattu en travers d’un chemin.
On savait que ça ne servait à rien de se proposer comme complices avec eux car ils n’en avaient pas besoin, ils ne programmaient pas d’exception. Même les filles qui étaient préservées pour être violées ou pour servir aux travaux de ménage, elles n’étaient prises que par des Hutus ordinaires et, dès que les interahamwe s’en apercevaient, ils se hâtaient de les couper sans demander aux propriétaires. À Nyamata, je n’en connais que deux qui ont réchappé d’un séjour de fille chez des familles de tueurs. Je ne parle pas de celles qui pouvaient être bien cachées.
Les Hutus étaient très décidés à boucler notre extermination. Nous, quand on se faisait prendre, on ne se dénonçait jamais, parce qu’on savait que ça ne pouvait même pas nous sauver. Celui qui proposait de trahir la cachette d’une connaissance, il pouvait bien être coupé le plus cruellement, en guise de remerciement, pour les faire rigoler. Donc, on mourait souvent sans même parler, sans protester, sauf les inévitables cris sous la douleur. Comme si on s’était accommodés de la mort avant d’être abattus.
Un jour, je me souviens, j’étais caché derrière une ruine. Des interahamwe sont entrés à l’intérieur et y ont trouvé une famille. J’entendais les coups frappés sur les os, j’entendais à peine des plaintes. Ensuite, ils ont découvert un enfant derrière un puits. C’était une fillette. Ils se sont mis à la couper. Je pouvais tout écouter dans ma cachette. Elle n’a même pas demandé pitié pour essayer de se sauver ; elle a seulement murmuré des petits mots avant de mourir : « Jésus », je crois, ou quelque chose comme ça, puis de simples petits cris.
Alors, pourquoi découpaient-ils des gens au lieu de les tuer directement ? Je ne pense pas que c’était pour les punir d’avoir tenté de s’échapper. Ni pour décourager les vivants de courir, d’esquiver les massacreurs toute la journée, de se sauver de toutes les manières. Ou peut-être le faisaient-ils pour un minuscule
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