Dans le nu de la vie
Kayumba, parce qu’ils ne couraient pas assez vite. Je ne les ai pas suivis à l’église qui est de coutume réservée aux personnes faibles. Je me disais : « Puisque tu vas mourir, tu dois quand même essayer de durer deux ou trois jours de plus. » Voilà pourquoi nous nous sommes quittés.
Mais il y a une autre raison, un peu délicate à expliquer, pour laquelle on s’est séparés ; et que je me dois d’ajouter. Voilà. Quand tout le monde doit mourir dans une famille, quand tu ne peux rien faire pour sauver ta femme ou alléger ses souffrances, et elle pareillement, c’est mieux d’aller se faire tuer ailleurs. Je m’explique plus précisément. Si ce n’est pas toi qui vas mourir le premier, si tu vas entendre les cris de ton papa, de ta maman, de ta femme ou de ton enfant, et si tu ne peux bouger une main pour les sauver, ou même pour les aider à mieux mourir, tu vas mourir à ton tour dans le gâchis des sentiments qu’il y avait entre vous, au bon temps, parce que tu vas te sentir trop coupable d’une situation qui te dépasse complètement. Un terrible sentiment de honte va t’envahir à l’ultime moment et va l’emporter sur l’amour, la fidélité et tous ces sentiments-là. À la frontière de l’existence, tu vas te faire confisquer même les souvenirs des moments heureux qu’elle t’avait pourtant donnés. Voilà pourquoi j’ai pensé, c’est peut-être mieux d’être coupés les uns et les autres, hors des yeux les uns des autres.
*
Sur la colline de Kayumba, la situation était tout de suite devenue grave. C’est une forêt d’eucalyptus, comme je l’ai indiqué. Les eucalyptus sont de hauts arbres qui poussent avec trop d’espacement pour espérer s’y cacher, au contraire des papyrus drus des marais. Donc, le bas de la colline était encerclé par des interahamwe. Le matin, ils montaient en rangs, en chantant, et ils commençaient la poursuite en criant. Toi, tu devais détaler en moins de neuf secondes au cent mètres pour leur échapper. Tu devais te faufiler entre les arbres, tu devais esquiver toute la journée, sans jamais baisser ta vitesse.
Souvent, ils organisaient des embuscades. Ils se dissimulaient en silence dans un endroit, des collègues à eux débarquaient derrière nous afin de nous rabattre comme des antilopes vers là où les tricheurs étaient cachés. Et ils nous tuaient ainsi en plus grand nombre. Des safaris du Kilimandjaro, en quelque sorte, sans les appareils photo. Donc, tu devais courir sans jamais affaiblir ta vigilance et tu devais acquérir une certaine technique que voici.
Comme je l’ai dit, les interahamwe étaient malins. Donc, toi tu devais organiser des contre-tactiques encore plus malignes. Quand on les entendait monter, puisqu’ils criaient et chantaient, on les laissait monter jusqu’à quelque deux cents mètres. À cette distance, une flèche n’est pas méchante. Alors, tu faisais semblant de t’échapper et tu les contournais en demi-cercle à très grande vitesse. Eux, ils continuaient à pourchasser ceux qui n’avaient pas assez de vitesse, et qui s’enfuyaient tout droit ; et ainsi, toi, derrière leur dos, tu gagnais un repos très profitable. Après deux ou trois heures, une nouvelle ligne d’attaque montait pour achever les blessés ; et tu recommençais à les contourner. Voilà comment essayaient de se sauver les jeunes gens aux jambes agiles qui fendaient l’air. Quant aux autres, ils n’avaient d’autre chance que de courir tout droit, à bout de souffle, pour tenter de ne pas se faire massacrer avant la fin.
Vers 16 heures, les malfaiteurs retournaient en ville, parce qu’ils craignaient les ténèbres. De là-haut, le soir, on les entendait qui se réjouissaient en chansons et en boissons. On voyait qu’ils habitaient dorénavant les maisons les plus confortables. Avec la brise, on sentait même, parfois, le fumet de la viande grillée. Nous, on allait fouiller les champs et on se couchait sous la pluie, à l’abri des branches.
Le lendemain, ils remontaient en chantant, et la chasse reprenait toute la journée. On essayait de courir par petites équipes afin de se donner du courage. Celui qui était surpris en embuscade, il était tué ; celui qui se tordait la cheville, il était tué ; celui qui était pris par la fièvre ou la diarrhée, il était tué. Tous les soirs, la forêt était jonchée de dizaines de morts et d’agonisants.
Mais on était doublement infortunés,
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