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Dans le nu de la vie

Dans le nu de la vie

Titel: Dans le nu de la vie Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean Hatzfeld
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car, sur la colline, bien que ce fût la grande saison des pluies, on ne trouvait pas d’eau à boire, faute de récipient. Au début, on parvenait à s’abreuver sur les tôles ondulées. Mais après, ils ont emporté les toitures pour consolider leurs maisons de ville, et on ne savait plus comment recueillir de l’eau. Sauf lécher les feuilles mouillées. On ne bénéficiait pas de marigots comme nos compatriotes dans les marais. Donc, à la fin d’une journée de course, celui qui était sauvé, dès qu’il pensait profiter de sa pause de liberté, il se sentait aussitôt desséché. D’ailleurs, de plus en plus de gens mouraient simplement de soif, en pleine saison pluvieuse.
    Dans la forêt, on se groupait selon les connaissances ou le destin. On était couverts de boue parce qu’on ne pouvait plus se nettoyer. Il y avait des mamans qui avaient perdu leur pagne, des filles qui s’enroulaient les sous-vêtements sur la tête pour se protéger du soleil. Il y en a qui souffraient de blessures purulentes. Quand on retrouvait la tranquillité, le soir, on s’asseyait les uns à côté des autres, pour se retirer les poux et se frotter la peau. Mais on ne se sentait jamais humiliés de ça. On portait tous le même fardeau et on ne croisait personne à qui comparer notre souillure. Parfois, même, on trouvait moyen de se taquiner. Une maman s’asseyait à côté de toi, elle t’épouillait et te disait : « Ah, tu es si sale qu’on ne peut plus être certain que tu es noir », ou quelque blague pareille. La seule chose qui importait, était de se sauver encore un peu.
    Parfois, sur la colline, on regardait les Hutus qui festoyaient à Nyamata, comme lors des mariages. Et on arrivait à se dire à haute voix : « S’ils nous laissaient vivre ici, comme des animaux, jusqu’à la fin de la vie, sans toutefois nous tuer, ce serait très acceptable. Qu’ils prennent nos maisons, qu’ils tuent nos vaches, ce n’est rien. Qu’ils arrêtent de nous tuer, ça va. »
    L’homme cache des raisons mystérieuses à vouloir survivre. Plus on mourait, plus on était préparés à mourir et plus on courait vite pour gagner un moment de vie. Même ceux qui avaient des jambes et des bras coupés, ils demandaient de l’eau pour durer seulement une heure supplémentaire. Je ne peux expliquer ce phénomène. Ce n’est pas un réflexe animal ; parce que l’animal, lui, il veut vivre parce qu’il n’est jamais certain de mourir, puisqu’il ignore ce que signifie la mort. Pour nous, c’était une terrible envie originelle, si je puis dire maladroitement.
     
    *
     
    Mais, je crois que les Hutus, de nous voir ainsi, vivre comme des sauvageons moins que rien, ça leur facilitait le travail. Surtout ceux qui n’étaient pas animés de la haine de massacrer.
    Un jour, nous étions un groupe et nous avons surpris trois Hutus. Ils étaient distraits et ils s’étaient laissé isoler. On les a encerclés, ils se sont assis au milieu, sur les feuilles. Parmi nous, il y avait un type qui courait avec à la main des flèches ramassées par terre. On a expliqué : « Bon, la chose a tourné ; cette fois c’est nous qui allons vous tuer avec les flèches. » Un vieux nous a implorés : « Non, non, pardon, ne nous tuez pas. » Je lui ai dit : « Ah bon, et pourquoi ? Vous passez vos journées à nous couper et maintenant vous pleurez pour ne pas être percés ? » Il m’a dit : « Ce n’est pas ma faute. C’est la commune qui veut ça. C’est en bas qu’ils nous obligent à faire tout ça. » Je lui ai demandé : « Si c’est vrai, pourquoi ne pas venir passer toute la journée à l’ombre, sans toutefois tuer jusqu’au soir, ensuite redescendre à Nyamata bien reposé et garder le bon œil des autorités ? » Il m’a répondu : « C’est une bonne idée, je n’y avais pas pensé. » Je me suis mis à crier, très fâché : « Tu n’avais pas pensé que tu pouvais ne pas nous tuer ? »
    Il répondit : « Non, à force de tuer, on avait oublié de vous considérer. »
    Maintenant, je pense que ce Hutu ne couvait pas la férocité dans le cœur. Nous, on détalait sans répit au moindre bruit, on fouinait la terre à plat ventre en quête de manioc, on était bouffés de poux, on mourait coupés à la machette comme des chèvres au marché. On ressemblait à des animaux, puisqu’on ne ressemblait plus aux humains qu’on était auparavant, et eux, ils avaient pris l’habitude

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