Dans le nu de la vie
bouche à oreille.
D’un côté, on n’est plus intéressés à raconter certains événements, d’un autre côté on ose peu à peu à raconter des événements qu’on gardait cachés, comme celui d’avoir été violée ou d’avoir abandonné son bébé dans la course. Des visages d’amis ou de parents s’effacent, mais cela ne veut pas dire qu’on les néglige peu à peu. On n’oublie rien. Moi, il m’arrive de passer plusieurs semaines sans revoir les visages de mon épouse et de mes enfants défunts, alors que j’en rêvais toutes les nuits auparavant. Mais pas un seul jour je n’oublie qu’ils ne sont plus là, qu’ils ont été coupés, qu’on a voulu nous exterminer, que des avoisinants de longue date se sont transformés en animaux en quelques heures. Tous les jours, je prononce le mot « génocide ».
*
Le rescapé, il ne peut s’empêcher de revenir sur le génocide en permanence. Pour celui qui ne l’a pas vécu, il y a avant, pendant et après le génocide, et c’est la vie qui se poursuit différemment. Pour nous, il y a avant, pendant et après, mais ce sont trois vies différentes, qui se sont séparées à jamais. Même si le rescapé montre une réjouissance à reprendre ses activités et prend par la main un collègue ou une avoisinante pour accélérer de l’avant, il sait qu’il triche en son for intérieur. Plus encore celui qui ne parle que de pardon, d’oubli et consorts.
Chez le rescapé, je crois que quelque chose de mystérieux s’est bloqué au plus profond de son être pendant le génocide. Il sait qu’il ne va jamais savoir quoi. Alors il veut en parler tout le temps. Il y a toujours quelque chose de nouveau à dire et à écouter. Par exemple, quelqu’un qui était à Kibuye et qui raconte comment c’était à Kibuye, et l’autre répond comment c’était à Cyangugu, et ça ne peut jamais finir.
Le rescapé, il a tendance à ne plus se croire réellement vivant, c’est-à-dire celui qu’il était auparavant, et d’une certaine façon, il vit un peu de ça.
Une boutique sur la grand-rue
À Nyamata, le cabaret le plus sympathique n’est pas un cabaret. C’est la boutique de Marie-Louise, en face du marché. Elle se repère à une inscription murale : « Prudence », et jouxte un authentique cabaret, La Fraternité, qui, malgré l’agrément de ses tonnelles, ses fresques exotiques, son ciel étoilé, est aussi déserté que les autres cafés de la ville. La boutique de Marie-Louise est au contraire confinée, entre des murs vert passé, éclairée d’un seul néon le soir, et toujours bondée.
Au fond de la pièce pendent des coupons de magnifiques étoffes rwandaises, dans une palette de tons bleus, ou encore des étoffes congolaises bariolées. Sur les étagères sont empilés Thermos, sacs, sous-vêtements, sachets de riz, cahiers, cadenas… Un haut comptoir vitré expose stylobilles, piles, shampooings. Un réfrigérateur vibre contre un mur. Aux heures assoupies de l’après-midi, on trouve la maîtresse des lieux assise sur un banc dehors, le regard perdu sur la place ; et le soir, dans un confortable fauteuil derrière son comptoir. Elle montre un visage bienveillant. Elle est vêtue avec une élégance traditionnelle rwandaise, parle d’une voix traînante et suave.
Derrière la porte de la boutique, un canapé, un banc, des tabourets, entourent une table basse. De l’heure de la pause de midi jusque tard dans la nuit, l’endroit ne désemplit pas de buveurs. Un cercle d’intellectuels de la ville se donne rendez-vous ici, ainsi que le groupe de Kayumba, des commerçants et des familiers de la grand-rue. On y retrouve, fidèles entre les fidèles, ceux qui n’envisagent pas une journée sans passer y prendre son verre : Innocent, bien sûr ; Sylvère et Gonzalve, deux directeurs d’écoles ; Benoît, un éleveur, chaussé de bottes et coiffé d’un large feutre de western ; André, le premier substitut très discret et pince-sans-rire ; Tite, la célébrité de la grande équipe de football qui monta en première division, aujourd’hui entraîneur…
Il faut ajouter sur la liste Jean, bras droit de Marie-Louise et infatigable chauffeur, et l’inénarrable Englebert, qui, s’il n’existait pas, serait à inventer. Fils d’une grande famille – royale, proclame-t-il parfois à la troisième bière –, haut fonctionnaire érudit et polyglotte à jeun, Englebert s’était enfui de la capitale par peur
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