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Dans le nu de la vie

Dans le nu de la vie

Titel: Dans le nu de la vie Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean Hatzfeld
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pères blancs. Dans la grand-rue, les interahamwe ont cru qu’ils venaient pour les punir et ils se sont enfuis en se criant les uns les autres que les Blancs allaient les tuer. Les chars n’ont même pas marqué une petite pause Primus pour rigoler du quiproquo. Et, quelques semaines plus tard, les Blancs ont envoyé des photographes professionnels pour montrer au monde comment on était massacrés. Alors, vous pouvez comprendre que dans le cœur des rescapés il s’est glissé un sentiment d’abandon qui ne se dissipera jamais. Mais, je ne veux pas vous fâcher avec ça.
     
    *
     
    Moi, je vois qu’aujourd’hui il y a toujours une gêne à parler des rescapés, même au sein des Rwandais, même au sein des Tutsis. Je pense que tout le monde voudrait bien que, d’une certaine façon, les rescapés aillent se mettre à l’écart du génocide. Comme si on voulait qu’ils laissent à d’autres, qui n’ont pas risqué de se faire tailler directement à coups de machette, la tâche de s’en occuper. Comme si nous étions dorénavant un peu de trop. Mais il faut dire que nous sommes aussi fautifs de cela. Après le génocide, nous étions très endormis, et nous avons perdu la tête.
    Dans la forêt, un garçon avait réussi à sauver un poste de radio et ses piles. Pendant la première semaine, le soir, parfois, on entendait les nouvelles du génocide ; on a entendu le discours du Premier ministre par intérim, qui grondait les Hutus de Butare parce qu’ils se faisaient tirer l’oreille pour massacrer. Plus tard le discours du ministre de l’Agriculture, qui conseillait aux cultivateurs de travailler avec toujours une lame à portée de main, au cas où il passerait un fuyard tutsi dans leur champ. On écoutait le désastre dans le Nord, dans le Sud. On se disait qu’on était, là-haut dans nos eucalyptus, parmi les derniers des survivants.
    Alors, quand nous sommes descendus, nous nous sommes dit : « Nous devions mourir, nous sommes toujours en vie, ça nous suffit. À quoi bon travailler ou se débrouiller ou se faire écouter ? » Moi-même, j’étais anéanti par toutes ces courses sur Kayumba, j’étais amoindri par la malaria, j’étais découragé par la mort de ma famille. Comme si ces malheurs ne suffisaient pas, ma jambe a sauté sur une mine dans une rue. Je ne cherchais plus d’occasions de côtoyer les gens de l’extérieur, les cameramen et consorts. Je me fichais pareillement d’eux, de moi, de nous, de ce qui pouvait se dire de valable entre nous.
    En plus, il y en avait qui avaient des blessures puantes pénibles à approcher, d’autres qui se retrouvaient va-nu-pieds, d’autres qui n’avaient plus de toit pour accueillir chez eux. On préférait rester entre nous à la maison, on buvait des Primus dès qu’on trouvait des sous. Les reporters passaient devant la porte sans même frapper, parce qu’ils étaient trop occupés pour s’attarder devant des gens qui n’échangeaient plus rien. Les rapatriés tutsis du Burundi étaient plus en forme que nous, ils prenaient beaucoup d’activités en cours de route, ils montraient des visages plus serviables, ils se sont fait remarquer davantage.
    Une chose qui me surprend aujourd’hui est que beaucoup de promoteurs du génocide soient redevenus des gens de tous les jours, qu’ils se soient dispersés en toute quiétude, qu’ils se baladent dans les rues, en France, en Europe, au Kenya. Ils enseignent à l’université, ils prêchent dans les églises ou soignent dans les hôpitaux et, le soir, ils écoutent de la musique et surveillent les écolages des enfants. On dit : « Le génocide, c’est une folie humaine », mais la police ne va même pas questionner les ténors du génocide dans leurs villas à Bruxelles ou à Nairobi. Si vous croisez l’un d’eux à Paris, avec son costume à la page et ses lunettes cerclées, vous vous dites : « Tiens, voilà un Africain très civilisé. » Vous ne pensez pas : « Voilà un sadique qui avait stocké, puis distribué deux mille machettes aux paysans de sa colline natale. » Donc, à cause de cette négligence, les tueries peuvent recommencer ici ou ailleurs.
    La guerre est une affaire d’intelligence et de bêtise. Le génocide est une affaire de dégénérescence de l’intelligence. Une remarque qui me dépasse toujours, quand je parle de cette époque, est la sauvagerie des tueries. S’il y avait à tuer, il n’y avait qu’à tuer, mais pourquoi couper les

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