Dans le nu de la vie
des massacres et avait rejoint le marais. Depuis, rien ni personne ne parvient à le convaincre de retourner en ville et au bureau. Il vit à mi-temps en ermite dans une masure perdue dans un bois. Quand il n’aide pas à la rédaction de petits projets, rémunéré d’une Primus, il passe l’autre moitié du temps entre la boutique de Marie-Louise (les jours fastes) et les caboulots d ’urwagwa, à la recherche désespérée d’un passé qui s’éloigne, citant Shakespeare et Baudelaire, jouant non sans drôlerie le rôle du bouffon de la bande ou de l’idiot de village.
Marie-Louise connaît les habitudes de chacun : Primus tiède pour Innocent, Amstel fraîche pour Sylvère, grande Mutzig pour Dominique, petite Mutzig pour Benoît… Elle remplace les bouteilles vides, sert simultanément les clientes ménagères de la boutique, chouchoute un enfant démuni. Elle se mêle aux discussions, sirote son Coca-Cola. Chez elle, on commente les nouvelles de la radio, les derniers potins de la ville, on plaisante beaucoup. Bière après bière, on finit par raconter des histoires du génocide, on se remémore le souvenir d’un souvenir, on rit d’une prouesse ou d’une débâcle. La complicité, l’humour souvent acide, l’impressionnante tolérance des uns envers les autres, entretiennent une atmosphère dont ne peuvent plus se passer les familiers. La boutique de Marie-Louise est aussi l’endroit où l’on partage un verre de deuil ou de baptême, où l’on peut laisser un message.
Pourquoi chez Marie-Louise et pas à La Fraternité ? Ou dans le magnifique jardin toujours désert de L’Intzinsi, ou encore au Podium, autant d’endroits chauds autrefois ? La première réponse tient à une réaction née au lendemain du génocide. À cette époque-là, la bourgade semblait dévastée par un ouragan. Les rescapés affrontaient la misère, les exilés de retour du Burundi ne trouvaient pas leurs marques et se méfiaient de cette ville dépeuplée et traumatisée. Les Hutus de retour du Congo, eux, n’osaient plus se rendre au centre-ville, par crainte de représailles ou de dénonciations, et se cantonnaient sur leurs collines. Les cabarets restaient silencieux, les terrasses délaissées soulignaient trop ostensiblement l’absence des disparus et des emprisonnés. Les buveurs préférèrent instinctivement se rassembler dans des boutiques, des entrepôts de boissons, des ateliers, autant d’espaces plus intimes, moins hantés, où la bière de surcroît coûte un peu moins cher. Beaucoup se retrouvèrent ainsi chez Marie-Louise, épouse, autrefois, du transporteur le plus prospère de la région.
Cette première réaction est devenue coutume. L’Intzinsi et le bar du centre culturel, jadis prisés des extrémistes, sont abandonnés, malgré les changements de propriétaires. Le Podium n’a pas rouvert. Le Club ou La Fraternité « n’ambiancent » plus. Seuls des bistrots mornes dans des ruelles retirées, qui proposent du vin aigre de banane à prix très modique, ont retrouvé une clientèle fidèle.
La seconde raison du succès de la boutique de Marie-Louise tient bien sûr à la délicatesse de la patronne : son perpétuel sourire, son attachement à ses hôtes, sa discrétion quand elle efface les ardoises des plus fauchés, quand elle renvoie à la maison un buveur somnolent ou désamorce une dispute d’une boutade. Comme le formule joliment Innocent : pas assez de superlatifs n’ont survécu au génocide pour qualifier la gentillesse de Marie-Louise, que personne n’oserait trahir désormais pour un autre cabaret.
Marie-Louise Kagoyire, 45 ans, commerçante Nyamata grand-rue
Mes parents étaient des petits cultivateurs-éleveurs. Ils m’ont donné la permission de terminer la première année du cycle secondaire, avant de partir à la recherche d’un mari. Chez nous, les filles se mariaient plus tôt quand les parents n’étaient pas riches.
Un jour, je suis venue visiter une tante maternelle à Nyamata. Sur la grande place, un monsieur m’a repérée et m’a bien aimée. Il s’appelait Léonard Rwerekana, il était déjà un commerçant reconnu. On a commencé à s’échanger des clins d’œil en quelques occasions. Toutefois, dans le temps, il ne fallait pas que la jeune fille accepte quoi que ce soit directement. Il a donc demandé à ma tante de faire l’entremise. Ma tante a insisté auprès de ma famille ; le monsieur a marché une entière journée de soleil
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