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Dans le nu de la vie

Dans le nu de la vie

Titel: Dans le nu de la vie Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean Hatzfeld
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moi, il nous a donné à manger et il a quitté. Le lendemain, il m’a prévenue : « Marie-Louise, ils vérifient les cadavres en ville, ils ne trouvent pas ton visage et ils te cherchent. Il faut que tu quittes ici, parce que s’ils t’attrapent chez moi, ils vont me pénaliser à mon tour de la vie. »
    Il nous a emmenés, de nuit, chez une connaissance hutue qui dissimulait un petit nombre de Tutsis de connaissance. Un jour, les interahamwe sont venus frapper à sa porte pour inspecter la maison. La dame est allée parler avec eux, elle est revenue, elle a dit : « Est-ce qu’il y a quelqu’un qui a de l’argent avec lui ? » Je lui ai donné une liasse de billets que j’avais emportée dans mon pagne. Elle a gardé une petite somme pour elle, elle est retournée vers les interahamwe, qui s’en sont allés. Tous les jours, la négociation recommençait, et la femme devenait très nerveuse. Un jour le monsieur Florient m’a avertie : « Marie-Louise, les jeunes gens te veulent trop fort en ville, tu dois quitter. » Je lui ai répété : « Florient, tu as le matériel, tue-moi, je veux mourir dans une maison. Ne m’expose pas entre les mains des interahamwe.   » Il a dit : « Je ne vais pas tuer l’amie de ma femme. Si je trouve un véhicule, est-ce que tu auras de l’argent pour payer ? » Je lui ai donné un nouveau rouleau de billets, il a compté et il a dit : « Ça, c’est quelque chose, ils devraient accepter. » Il est revenu et il a proposé : « On va te mettre dans un sac et t’emmener dans la forêt, ensuite tu te débrouilleras. » Il a aussitôt demandé : « Les interahamwe ont pillé ta maison, les militaires vont partir avec de l’argent, et moi qui te sauve je vais sortir sans rien, est-ce bien normal ? » Alors je lui ai dit : « Florient, j’ai deux villas à Kigali, prends-les. Le magasin dans la rue, je te le laisse. Je vais te signer sur papier des procurations pour la totalité. Mais je veux que tu m’accompagnes vers le Burundi. »
    On est partis. Moi, couchée dans la camionnette militaire entre le chauffeur et Florient. J’ai d’abord séjourné dans son pavillon au camp militaire de Gako. On m’a enfermée à clef dans une chambre. Quand tout le monde dormait, quelqu’un m’apportait à manger. Je n’avais qu’un pagne sur moi. Ça a duré des semaines, je ne sais plus combien de temps. Une nuit, un ami de Florient est entré. Il a expliqué : « Les inkotanyi approchent à vive allure, on va évacuer la caserne. C’est trop tiraillant de te garder, je dois t’emmener. » Il m’a fait monter dans un camion qui livrait des sacs au front. On a roulé – à notre passage toutes les barrières s’ouvraient –, on a pénétré dans une forêt obscure, le chauffeur a stoppé sous les arbres. Je frissonnais et je lui ai dit : « Bon, je n’ai plus rien. C’est à mon tour de mourir. Du moment que ça ne dure pas, ça va. » Il a répondu : « Marie-Louise, je ne vais pas te tuer ici, parce que je travaille au service de Florient. Trace ton chemin droit, ne t’arrête jamais. Au bout de la forêt, tu vas poser la main sur la barrière du Burundi et sur la délivrance. » J’ai marché, je suis tombée, j’ai rampé sur les mains. Quand je suis arrivée à la barrière, j’ai entendu des voix qui appelaient dans le noir, je me suis endormie.
    Plus tard, un associé burundais de mon mari est venu me chercher en camionnette dans un camp de réfugiés. Quand il m’a regardée, il ne m’a pas reconnue. Il ne voulait même pas croire que j’étais l’épouse de Léonard. J’avais perdu vingt kilos, j’étais vêtue d’un pagne en toile de sac, j’avais les pieds gonflés, des poux plein la tête.
    Maintenant, le monsieur Florient attend son procès au pénitencier de Rilima. Il était officier. Il partait le matin et revenait le soir avec des histoires de ce qui se tuait en ville. J’avais vu dans le couloir des piles de haches et de machettes neuves. Il a dépensé mon argent, il a pillé mes stocks. Malgré cela, jamais je n’irai l’accuser de rien au tribunal, parce que, quand tout le monde ne pensait qu’à tuer, il a préservé une vie.
    Je suis revenue à Nyamata à la fin du génocide, en juillet. Plus personne dans ma famille à Mugesera, plus personne dans ma famille à Nyamata, les avoisinants tués, le dépôt pillé, les camions volés. J’avais tout perdu, j’étais indifférente à

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