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Dans le nu de la vie

Dans le nu de la vie

Titel: Dans le nu de la vie Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean Hatzfeld
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pour rendre visite à mes parents ; eux ont dit qu’il ne fallait pas fatiguer plus longtemps un homme qui était venu à pied. Je me suis mariée à dix-neuf ans.



 
     
    À l’époque, Nyamata était une bourgade de maisons en boue et en tôle. Ce n’est qu’en 1974 qu’on a bâti des habitations en dur. Léonard a construit sa première maison sur notre parcelle, puis un dépôt sur la grand-rue, puis de nouveaux magasins. En 1976, il a acheté une camionnette ; elle était très usée, mais c’était le premier véhicule privé. Puis il a ouvert le cabaret La Fraternité, des restaurants, il a développé le commerce de haricots et de boissons, il a acheté des terres et des vaches. En 1980, il faisait rouler deux camionnettes neuves sur la route, il était le plus important transporteur de la région. Il y avait déjà des jalousies montantes entre les commerçants tutsis et hutus, parce que les Tutsis prospéraient plus vite que les Hutus. L’une des raisons est que ces derniers venaient de Gitarama sans connaître de clientèle à Nyamata. Une autre raison est que les Tutsis gardaient leurs commis cinq ou six ans, jusqu’à ce qu’ils puissent ouvrir un petit commerce à leur compte, au contraire des Hutus qui ne cessaient de les changer. Mais le plus important, c’est que les Tutsis travaillaient avec leurs stocks et n’empruntaient jamais d’argent à personne.
    Le jour de la chute de l’avion, les Tutsis qui habitaient au centre-ville ne devaient plus sortir. Beaucoup de gens étaient venus se protéger derrière l’enceinte en dur de notre maison. Léonard avait connu plusieurs massacres dans sa jeunesse, il comprenait que cette fois la situation était bouleversée et il conseillait aux jeunes gens de se dérober sur Kayumba. Mais lui ne voulait plus fuir, il disait que ses jambes avaient déjà assez couru comme ça.
    Le matin du 11 avril, le premier jour des massacres, les interahamwe se sont présentés en grand bruit immédiatement devant notre portail. Léonard a pris les clefs pour leur ouvrir sans les impatienter, car il pensait qu’il pourrait sauver les enfants et les femmes. Un militaire l’a abattu d’un coup de fusil avant de prononcer un premier mot. Les interahamwe sont entrés en masse dans la cour, ils ont attrapé tous les enfants qu’ils pouvaient, ils les ont mis en rangs, ils les ont allongés par terre, ils ont commencé à les couper. Ils ont même tué un garçon hutu, le fils d’un colonel qui se baladait là avec ses copains. Moi, j’avais réussi à contourner la maison avec ma belle-maman et nous nous sommes allongées derrière des piles de pneus. Les tueurs se sont arrêtés avant la fin, parce qu’ils étaient trop pressés de piller. Nous, on les entendait. Ils montaient dans les voitures, les camionnettes, ils chargeaient les caisses de Primus, ils se disputaient les meubles et toutes choses ; ils fouillaient sous les lits après l’argent.
    Le soir, la belle-maman est sortie de la cachette et s’est assise devant les pneus. Des jeunes l’ont remarquée et lui ont demandé : « Maman, qu’est-ce que tu fais ici ? » Elle a répondu : « Je ne fais plus rien, puisque je suis dorénavant seule. » Ils l’ont prise, ils l’ont coupée, ils ont emporté ce qui restait dans les chambres et le salon. Ils ont allumé le feu, c’est ainsi qu’ils m’ont oubliée.
    Dans la cour, il y avait un enfant qui n’avait pas été tué. Alors, j’ai posé une échelle sur l’enceinte mitoyenne, j’ai grimpé avec l’enfant pour sauter chez mon voisin Florient. Sa cour était vide. J’ai caché l’enfant dans le dépôt de bûches et je me suis blottie dans la cabane du chien. Le troisième matin, j’ai entendu des bruits de pas et j’ai repéré mon voisin, je suis sortie. Le voisin s’est exclamé : « Marie-Louise, ils tuent tout le monde en ville, ta maison est brûlée, et toi tu es là ? Mais maintenant qu’est-ce que je peux faire pour toi ? » Je lui dis : « Florient, fais ça pour moi, tue-moi. Mais ne m’expose pas aux interahamwe qui vont me déshabiller et me couper. »
    Ce monsieur Florient était un Hutu. Il était le chef des renseignements militaires du Bugesera, mais il avait construit sa maison sur notre parcelle et, avant la guerre, on se parlait gentiment, on se partageait les bons moments, nos enfants se promenaient dans les cours sans plus de distinction. Alors, il nous a enfermés chez lui, l’enfant et

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