Dans le nu de la vie
bras et les jambes ?
Ceux qui ont fait ça ne sont pas des démons, ni des interahamwe drogués comme l’ont répété les Blancs. C’était des avoisinants avec qui on bavardait jadis sur le chemin du marché. Il y a un endroit où ils ont enfilé cinq ou six Tutsis sur un long bois taillé pointu pour les faire mourir en brochettes. Maintenant, paraît-il qu’ils prétendent, à la prison de Rilima, qu’ils ne se souviennent pas comment ils ont pu faire ces choses incroyables. Mais ils se souviennent de tout, dans les plus petits détails.
Pour moi, je le répète, ils coupaient et mutilaient pour enlever de l’humain aux Tutsis et les tuer plus facilement ainsi. Et ils se sont en définitive trompés. J’ai connu l’exemple d’un tueur qui avait enterré tout vivant son collègue tutsi dans un trou derrière sa maison. Huit mois après, il s’est senti appelé par la victime pendant un rêve. Il est retourné dans le jardin, il a soulevé la terre, il a dégagé le cadavre, il s’est fait arrêter. Depuis, à la prison, il se promène jour et nuit avec le crâne de ce collègue dans un sac en plastique qu’il tient à la main. Il ne peut lâcher le sac même pour manger. Il est hanté à l’extrême. Lorsqu’on a brûlé vifs des enfants, devant l’église de Nyamata, qu’on a organisé des chasses aux vieillards dans les bois et qu’on a étripé les bébés des filles enceintes dans les marais, on ne peut pas prétendre qu’on a oublié comment on a pu faire ça, ni qu’on a été obligé de le faire.
Je pense, par ailleurs, que le Rwanda mange maigrement deux fois par jour grâce à son agriculture ; qu’il faut de nombreux bras et mains valides pour empêcher la brousse de profiter de la situation, et que cette vérité de la terre est complémentaire de l’exigence de justice.
Je remarque aussi qu’il se creuse un ravin entre ceux qui ont vécu le génocide et les autres. Quelqu’un d’extérieur, même s’il est rwandais, même s’il est tutsi et s’il a perdu sa famille dans les tueries, il ne peut pas comprendre tout à fait le génocide. Même s’il a vu tous ces cadavres qui pourrissaient dans la brousse, après la libération ; même s’il a vu les entassements de cadavres dans les églises, il ne peut pas partager la même vision que nous.
Les rapatriés et les étrangers disent que les rescapés deviennent aigris, renfermés, presque agressifs. Mais ce n’est pas vrai, on est simplement un peu découragés parce qu’on s’est laissé peu à peu isoler. Nous, les rescapés, on devient plus étrangers, dans notre propre pays que nous n’avons jamais quitté, que tous les étrangers et expatriés qui nous regardent avec des yeux inquiets.
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Un Rwandais extérieur au génocide, il pense que tout ce que le rescapé dit est vrai ; mais que tout de même il exagère un peu. Il croit tout ce que raconte le rescapé et, l’instant d’après, il commence à oublier. Il approuve la thèse du génocide, mais il doute quant aux péripéties. Celui qui n’a pas vécu le génocide, il veut que la vie continue comme avant, il veut se diriger sans trop de haltes vers l’avenir. Il conseille à un étranger de passage : « Bon, c’est bien d’écouter les survivants, mais il faut écouter les autres pour bien connaître la situation. » Le Tutsi de l’extérieur, qui a vécu pendant le génocide à Bujumbura, ou à Kampala ou à Bruxelles, il ne comprend pas ces commémorations, ces cérémonies de deuil, ces mémoriaux. Il se fatigue de célébrer toujours ça, il ne veut pas que sa conscience le traumatise sans répit. Il ne veut pas regarder la vie en négatif, et ça se comprend. Il préconise au rescapé : « Mon ami, arrête de ruminer, essaie d’oublier, pense à toi maintenant. » Il y en a même qui peuvent dire : « Fais-le au moins pour ceux qui ont été tués », ou des propositions analogues, afin d’oublier. Mais le rescapé, il ne veut pas oublier.
Avec le temps, la mémoire du rescapé se modifie, mais pas pareillement selon les uns et les autres. On oublie certains détails et on mélange d’autres détails. On confond des dates et des endroits. Une personne vous dira une fois qu’elle a reçu des coups de machette, et la fois suivante qu’elle a reçu un coup de massue. C’est seulement une façon différente de se souvenir, de raconter. D’une part on oublie des choses, d’autre part on apprend de nouvelles informations de
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