Dans le nu de la vie
activités différentes. Le temps nous écarte, mais on continue de se visiter, on s’efforce de se stimuler, on évoque la bravoure qu’on a montrée là-haut. Ceux qui fréquentent les cabarets se partagent une Primus et bavardent de ça. On ne s’explique toujours pas ce qui nous est arrivé.
Je vois qu’en Afrique, plus il y a d’ethnies, plus on en parle et moins elles posent problème. De par le monde, si tu es blanc, si tu es noir, si tu es du Pôle Nord ou de la jungle, tu ne provoques pas de gêne contagieuse. Ici, au Rwanda, c’est tout une affaire d’être hutu ou tutsi. Sur un marché, un Hutu reconnaît un Tutsi à cinquante mètres, et vice versa, mais admettre qu’il y a une différence est un sujet tabou, même entre nous. Le génocide va changer l’existence de plusieurs générations de Rwandais, et pourtant il n’est toujours pas mentionné dans les manuels scolaires. On n’est jamais à l’aise de ces nuances entre nous. D’une certaine façon, l’ethnicité c’est comme le sida, moins tu oses en parler, plus elle cause de ravages.
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J’ai lu qu’après chaque génocide les historiens expliquent que ce sera le dernier. Parce que plus personne ne pourra plus accepter une pareille infamie. Voilà une blague étonnante. Les responsables du génocide au Rwanda ne sont pas les cultivateurs pauvres et ignorants, pas plus que les interahamwe féroces et alcooliques ; ce sont les gens instruits. Ce sont les professeurs, les politiciens, les journalistes qui se sont expatriés en Europe étudier la Révolution française et les sciences humaines. Ceux qui ont voyagé, qui sont invités dans des colloques et qui ont reçu les Blancs à manger dans leurs villas. Les intellectuels qui ont acheté des bibliothèques hautes jusqu’au plafond. Eux-mêmes n’ont guère tué de leurs propres mains, mais ils ont envoyé les gens faire le travail sur les collines.
À Nyamata, le président des interahamwe se prénommait Jean-Désiré. Il était un bon enseignant. Parfois on se partageait une Primus, en amitié. Il nous disait : « Bon, si les inkotanyi entrent au Rwanda, on sera obligés de vous tuer », et des choses pareilles. Mais comme il était gentil, on rigolait de ça et on lui offrait une autre bière. Cet homme, avec qui on se racontait des drôleries, s’est montré, par la suite, être l’un des trois ou quatre promoteurs du génocide dans la région.
Le génocide n’est pas vraiment affaire de misère ou d’un manque d’instruction, et je m’en explique. Je suis enseignant, donc je pense que l’instruction est nécessaire pour nous éclairer sur le monde. Mais elle ne rend pas l’homme meilleur, elle le rend plus efficace. Celui qui veut insuffler le mal, il sera avantagé s’il connaît les manies de l’homme, s’il apprend sa morale, s’il étudie la sociologie. L’homme instruit, si son cœur est mal conçu, s’il déborde de haine, il sera plus malfaisant. En 1959, les Hutus avaient tué, chassé, pillé sans relâche les Tutsis, mais ils n’avaient pas imaginé un seul jour les exterminer. Ce sont les intellectuels qui les ont émancipés, si je puis dire, en leur inculquant l’idée de génocide et en les débarrassant de leurs hésitations. Je ne nie pas les injustices envers les Hutus sous le règne des rois tutsis, les excès de richesses ou d’autorité. Mais c’est tellement ancien que l’université nationale de Butare n’a jamais diplômé un seul historien rwandais capable d’écrire un livre convenable sur ces royautés.
En tout cas, les Tutsis n’ont plus commis aucune méchanceté depuis 1959, puisque après les élections les militaires sont devenus hutus, les bourgmestres, les préfets, les policiers pareillement hutus ; même les directeurs des bureaux de poste étaient hutus. Les Tutsis, eux, ils multipliaient l’élevage, ils enseignaient dans leurs classes, ils développaient leurs commerces et ils s’habituaient à se laisser humilier en de traditionnelles occasions. Ce sont donc des intellectuels hutus sans doléances qui ont planifié la suppression des Tutsis.
Par ailleurs, des Français savaient que le génocide se préparait, puisqu’ils recommandaient notre armée. Soi-disant, ils n’y croyaient pas ; pourtant beaucoup de Blancs connaissaient le programme et le caractère d’Habyarimana, comme ils connaissaient celui d’Hitler. Un jour, à Nyamata, des blindés blancs sont venus afin de récupérer les
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