Dans le nu de la vie
ça ne convient pas. » Raison pour laquelle je ne suis pas sûre que ça ne puisse pas recommencer un jour.
Tout le monde est sorti très perdant du génocide : les Tutsis, les Hutus, les survivants, les interahamwe, les commerçants, les cultivateurs, les familles, les enfants, tous les Rwandais. Peut-être même les étrangers et les Blancs qui ne voulaient rien voir de ce qui se passait et qui ont éprouvé une tardive pitié.
Je pense par ailleurs que les étrangers montrent habituellement une pitié trop comparable envers des gens qui ont subi des malheurs non comparables, comme si la pitié était plus importante que le malheur. Je crois aussi que les étrangers ne pourraient surmonter leur pitié, s’ils regardaient de près ce que nous avons souffert pendant le génocide. C’est peut-être pour cela qu’ils regardent de loin. Mais cela semble du passé.
Plus important est que la vie s’est brisée ici, que la richesse est gâchée, que plus personne ne fait attention à son avoisinant, que les gens deviennent tristes ou méchants pour des riens, que les gens n’attachent plus d’importance à la gentillesse comme auparavant, que les hommes sont accablés, que les femmes sont découragées. Que cela est très inquiétant.
Entre nous, on ne se lasse pas de parler de cette situation d’après génocide. On se raconte des moments, on s’échange des explications, on se taquine et, si quelqu’un se fâche, on le blague gentiment pour le ramener à nous. Mais montrer notre cœur à un étranger, parler de ce que nous ressentons, mettre à nu nos sentiments de rescapés, ça nous choque au-delà d’une limite. Quand l’échange des mots devient trop carré, comme en ce moment avec vous, il faut marquer un point final.
Le pénitencier de Rilima
Une cordelette tendue entre deux acacias, veillée par un gardien à califourchon sur une chaise, signale l’aire du pénitencier de Rilima. Cette nonchalance ne doit pas leurrer, aucun candidat à l’évasion n’est jamais sorti de la forêt, ni du lac Kidogo proche.
Autrefois prison centrale, le pénitencier enferme aujourd’hui plus de huit mille prisonniers, soupçonnés ou condamnés pour leur participation au génocide, dans la région du Bugesera, essentiellement dans la commune de Nyamata. Les baraques des gardiens et de l’administration sont alignées à l’ombre. Une piste descend vers un lac, sur laquelle va et vient un incessant cortège de porteurs de bidons en uniforme rose, qui accomplissent les corvées d’eau. Près du rivage, des privilégiés se lavent ou lessivent du linge.
La muraille de la bâtisse carcérale, sans mirador ni rouleaux barbelés, domine un monticule. Un portail de fer orange, entrouvert, laisse se glisser les prisonniers autorisés à sortir. À cinquante mètres de cette porte, on est saisi, à la fois par le vacarme des orchestres qui rivalisent de rythmes et de chants, et par une suffocante odeur de transpiration, sans doute aussi de tambouille et d’immondices. Un seul regard à travers l’ouverture permet de deviner l’indescriptible promiscuité qui règne à l’intérieur des murs.
Trois bâtiments sont occupés par les prisonniers, un quatrième par les prisonnières. Cependant, parce que la population carcérale a décuplé depuis la nouvelle utilisation du pénitencier, les prisonniers logent où ils peuvent. Certains sont entassés dans des baraques et dans des cachots. La majorité s’installe dans la cour, serrés, épaule contre épaule, qui sous le soleil, qui à l’abri de plaques de tôle et de feuilles de plastique. C’est au milieu de cette cohue que les prisonniers, tous vêtus d’uniformes roses, préparent leurs repas dans d’énormes chaudrons, étendent le linge, tapent sur les tambours, organisent les réunions politiques et religieuses, sous l’égide d’anciens chefs et personnalités politiques, ou de prêtres. C’est dans cette bousculade que les entêtés se disputent l’espace pour tisser, forger, jouer aux cartes ou aux pions, parier et se bagarrer à l’occasion, dormir ou se morfondre. On voit des visages graves, tristes, peut-être désespérés ou haineux ; d’autres fatalistes, joviaux et cordiaux.
Si aucun d’eux n’échappe à la promiscuité – aggravée par la canicule ou les averses –, les différents prisonniers sont soumis à des régimes disciplinaires divers. Ceux qui sont passés aux aveux – plus de deux mille – ainsi que ceux qui
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