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Dans le nu de la vie

Dans le nu de la vie

Titel: Dans le nu de la vie Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean Hatzfeld
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journée, s’ils étaient soupçonnés de tricherie, ils devaient guider les interahamwe et leur montrer les cadavres. Moi, je crois que celui qui était obligé de tuer un jour, il voulait que le lendemain son avoisinant soit obligé à son tour, pour être regardé pareillement.
    Nous, on se sentait fautifs de vivre au milieu de cet acharnement de sang ; et on était vraiment très alarmés par la mort de papa. Donc, on continuait de gratter les champs en silence.
    Les hommes avaient commencé à discuter de massacres dans les cabarets en 1992. Après les premiers meetings des partis avaient surgi des comités interahamwe dans les communes, et le courant n’était plus passé entre nous. Le président, sur la commune de Nyamata, se prénommait Joseph-Désiré. Il parcourait les logis de Hutus, il leur fournissait des explications sur les menaces des inkotanyi de l’Ouganda, il vérifiait que les outils étaient bien aiguisés, derrière les sacs de haricots. Quand les Hutus se partageaient des boissons après les discussions politiques, ils appelaient les Tutsis « les vers », ou indifféremment « les cancrelats ». Les radios devenaient très menaçantes. Chez nous, papa et mes frères ne se mêlaient pas de causeries qui embrasaient les méprises, car ils se méfiaient des regards venimeux. On évitait les interahamwe , on se contentait de nos proches avoisinants, avec qui on se côtoyait depuis toujours. On puisait l’eau ensemble, on s’échangeait du feu, on se partageait quelquefois la bière, on ne se renvoyait jamais de paroles politiques.
    Dans la région, on habitait par ordre d’arrivée. Ceux qui venaient telle année prenaient telle colline ; ceux qui les suivaient, allaient sur la colline de derrière. Ça ne facilitait pas les emmêlements entre ethnies. Quand on ne se fréquente pas, on ne s’apprécie pas valablement pour se marier. Voilà pourquoi on n’allait pas s’enquérir de mariages chez les autres. Papa et maman, eux, s’étaient rencontrés à Kibuye, avant de voyager jusqu’ici.
    C’est une autre vérité d’importance : les interahamwe ont voulu tuer tous les Tutsis mariés à des Hutus, et même des Hutus paisibles mêlés aux Tutsis. Après la mort de papa, des avoisinants me jetaient des menaces parce que j’avais du sang tutsi. Moi, je me considérais comme hutue pour ne pas être tuée, mais j’avais peur. Alors, je me suis enfuie avec un Hutu à Kigali, laissant maman et mes frères à la maison.
    À la fin des grandes pluies, quand les fusils du FPR se sont mis à crépiter aux abords de Kigali, on a senti que la guerre nous mettait la main dessus. Des tueurs interahamwe sont venus piller la maison, ils ont emporté tous les ustensiles et les meubles dans leur débandade. Des malfaiteurs, qui avaient bu des bières, m’ont forcée sur le lit et m’ont laissé un bébé dans le bas-ventre. C’était en mai, je crois bien. Un grand désordre s’étendait partout. Les fuyards dévalaient de tous côtés, ils criaient à la mort et à la panique. Toutes ces courses éperdues brûlaient les esprits. Alors, j’ai revêtu deux pagnes superposés et un chandail, et je me suis précipitée sans réfléchir dans la mêlée sauve-qui-peut. Nous avons marché au moins six semaines, sans un arrêt, à cause de on-dit alarmants.
    Tout le long du chemin, sur notre passage, on disait qu’une menace mortelle courait à nos trousses et ne devait pas nous rattraper. Ceux qui avaient caché de l’argent montaient sur des véhicules, les démunis marchaient. On se vidait, les jambes et les pieds gonflaient, les plus faibles se laissaient tomber sur les bas-côtés et mouraient, les autres allaient de l’avant à cause des mauvais dires. Il se répétait beaucoup que les militaires de l’Ouganda allaient venger leurs frères rwandais et que le mauvais sort avait changé de camp. On mangeait des bananes et du manioc qu’on maraudait dans les champs, on essayait de chauffer la soupe de feuilles. On dormait à terre. On était enveloppés de la peur et de la honte tout simplement.
    Partout, c’était le même chaos. Nous avons fait une escale considérable à Gisenyi en juin, puis nous avons battu retraite vers le Congo. Il y avait beaucoup de Blancs sur les routes pour nous regarder passer. On était des fuyards, on était très malmenés, et ça leur suffisait. J’ai été dirigée dans le camp de Mugunga, à quelque dix kilomètres de Goma, où j’ai duré deux

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