Dans le nu de la vie
père, sans aucune précision. À la deuxième visite seulement, elle révèle, avec une énigmatique réticence, pourquoi son père a été assassiné.
Christine Nyiransabimana, 22 ans, cultivatrice Colline de Maranyundo
Je suis venue dans la région en 1980, dans des arrivages de compatriotes hutus, parce que mes parents maigrissaient sur une terre trop croûteuse à Kibuye. Beaucoup de Tutsis accaparaient déjà le Bugesera, mais on distribuait encore des parcelles neuves aux Hutus.
Au moment de la guerre, j’étais en cinquième année de primaire. À cette époque, on voyait sur la colline de plus en plus de jeunes hommes aux visages malveillants, qui n’étaient pas tous de la région. Ils entraient sans se nommer dans les maisons des Hutus pour se rassasier de nos marmites. Quand ces interahamwe ont attaqué l’église de Nyamata, il s’est formé une petite foule autour, qui regardait la tuerie. On écoutait le bruit des coups, les encouragements, on écoutait la peur de ceux qui allaient être coupés ; on voyait les jeunes gens qui se bousculaient pour dérober les biens des tués ou piller les chambres des abbés.
On a regardé les Caterpillar enfouir les malheureux, pareils à des ordures, dans une grande trouée. Il se disait, dans les rangs, que certains morts n’avaient pas fini de rendre l’haleine ; mais l’objectif des criminels semblait de terminer l’enterrement dans l’après-midi. Le soir, ils sont partis manger, mais l’église restait entourée de sentinelles vigilantes. Au-dedans, les gens ont attendu toute la nuit ; ceux qui devaient mourir de leurs blessures ont attendu la mort.
Les interahamwe sont revenus vers 9 heures du matin et ils ont recommencé à frapper et à transpercer les gens qui continuaient à vivre. C’était une sorte de spectacle de deux jours. Beaucoup de spectateurs se montraient contents de voir mourir les Tutsis, ils criaient : « C’est fini, les Tutsis ! Débarrassons-nous des cancrelats ! » Je peux dire aussi qu’un grand nombre de gens étaient très indignés de les voir tuer et brûler si méchamment. Mais c’était très dangereux de prononcer plus que des murmures de protestation, car les interahamwe tuaient, sans cafouillage, les Hutus en bonne entente avec les Tutsis de leur voisinage. Ça aussi, c’est une vérité : dans la foule autour de l’église, ceux qui n’étaient pas excités étaient très apeurés.
Le second soir, des interahamwe de retour de l’église se sont présentés à la maison, ils ont coupé papa à la machette, devant maman et les avoisinants. Papa se nommait François Sayinzoga, il était tutsi.
Dans mon secteur, et à Nyamata centre, j’ai vu beaucoup de Hutus de relation et de voisinage tuer les Tutsis chaque jour du génocide, derrière les interahamwe ou les militaires. Chemin faisant le soir, ces cultivateurs échangeaient des vantardises sur leur travail dans les marais, ou dans les forêts. Ils s’asseyaient sur les chaises devant les habitations ; les femmes préparaient la viande puisqu’ils abattaient les vaches en même temps que les Tutsis. Ils achetaient la boisson, parce qu’ils braconnaient des sommes d’argent sur les morts. Et quand ils se trouvaient le ventre à l’aise, ils se racontaient leur journée, c’est-à-dire combien ils en avaient tué. Ils faisaient des concours. Il y en a qui disaient en avoir tué deux, les autres dix. Ceux qui ne tuaient pas faisaient semblant d’avoir tué, pour ne pas être menacés à leur tour. Je peux dire que tout le monde avait le devoir de tuer. C’était une politique très bien organisée.
Tous les matins, les gens devaient se présenter à leur chef de groupe. À Maranyundo, le chef, prénommé Vincent, se faisait surnommer Goliath. C’est auprès de lui que les gens prenaient les commandes, les itinéraires, les recommandations pour la journée. Ou bien ils allaient, ou bien ils étaient tués. Ils pouvaient bien feindre, paresser loin à l’arrière et revenir le soir sans avoir sali la machette, mais ils devaient se montrer derrière le groupe. Celui qui marchait sans rien faire pendant la journée, il ne devait rien piller. Celui qui prétendait qu’il avait trop de terre à semer sur sa parcelle et qui se cherchait des excuses, il pouvait être fusillé en passant.
Raison pour laquelle, aussi, les cultivateurs n’enterraient pas leurs victimes. Quand ils nommaient les Tutsis qu’ils avaient coupés dans la
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