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Dans le nu de la vie

Dans le nu de la vie

Titel: Dans le nu de la vie Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean Hatzfeld
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sont soupçonnés de délits secondaires sont protégés dans un bâtiment à part et circulent plus librement. Ils jardinent près des pavillons de l’administration, réparent les voitures, jouent au football sur un terrain à l’extérieur, discutent sous les arbres. La plupart de ceux qui attendent leur procès traînent dans la foule de la cour. Certains partent à l’aube en camion cultiver les soixante-douze hectares de champs, domaine du pénitencier. Les condamnés à mort ou à de longues peines de prison attendent derrière les barreaux. Eux décrivent le pénitencier comme un « enfer sur terre », pour reprendre l’expression d’un des leurs.
    À l’image de toutes les prisons de tueurs du génocide, celle de Rilima est soumise à une double autorité. Celle des gardiens, absents de la cour du pénitencier, qui en quadrillent la périphérie. Celle d’une mafia locale, aux mains d’anciens chefs interahamwe ou idéologues non repentants du génocide, qui ont reconduit à l’intérieur la hiérarchie des milices et des partis extrémistes, et qui commandent les bâtiments, organisent entraînements et festivités, supervisent les donations, règlent les conflits, conseillent les dossiers de défense avant les procès.
    Les parents des prisonniers ont un droit de visite, sans autorisation préalable du parquet ou de l’administration pénitentiaire, de deux ou trois minutes. Ils entrent par vagues de deux à trois cents, déposent de la nourriture ou des vêtements, échangent quelques mots et ressortent. La Croix-Rouge internationale inspecte tout le territoire pénitentiaire. En contrepartie, elle prend en charge, pour une période limitée, le gros des fournitures (bidons, bassines, matelas), des médicaments et des victuailles, sans quoi ce pénitencier deviendrait un « enfer sur terre » pour tous les prisonniers.
    Curieusement les Hutus, villageois ou citadins, qu’ils avouent ou nient des crimes, qu’ils se sentent ou non coupables, parleraient presque plus librement des tueries dans les prisons que chez eux. Sans doute parce qu’ils ne se sentent plus en sécurité sur les collines, sous la menace d’une dénonciation ou d’une interpellation parfois arbitraire. Sur le territoire de Nyamata, deux habitants sur trois d’origine hutue sont retournés chez eux, sur leurs parcelles. Ceux qui manquent, principalement des hommes, ont été tués pendant la guerre, ou ne sont pas revenus du Congo ou ont préféré retourner dans leur commune natale, loin des regards de leurs voisins rescapés, à moins qu’ils ne soient en prison à Rilima.
    Hormis dans les écoles, où les enfants partagent les bancs, hormis sur le marché, parce qu’il le faut bien, à l’église le dimanche, ou lors de quelque veillée funèbre, les Hutus et Tutsis évitent désormais de se fréquenter. Sur les collines, les familles hutues accueillent un étranger avec une hospitalité pleine de gentillesse, mais timide et inquiète. Et dès que l’on aborde, au cours de la conversation, la période du génocide, un voile de silence tombe sur leurs souvenirs, y compris chez ceux qui ont été innocentés par les témoignages de leurs voisins tutsis.
     
    *
     
    Un jour, sur la colline de Maranyundo, sur un versant peuplé de familles hutues, une jeune femme, rencontrée par hasard, fait exception à cette règle du silence. D’emblée elle se montre confiante et volubile. Elle accepte de parler de sa famille, de son village hutu, de sa jeunesse, de son existence de cultivatrice. Puis, curieusement, à l’évocation du génocide, elle ne se crispe pas et ne tente pas de changer de conversation. Au contraire, sans hésitation, elle retrace les événements avec le recul d’une spectatrice encore choquée par ce qu’elle a vu, décrit les réactions de ses voisins, elle raconte sa terreur des interahamwe , puis sa fuite irréfléchie, le grand exode dans la foule hutue, la longue route à travers le pays en guerre, les camps du Congo, le retour, son avenir.
    Elle s’appelle Christine Nyiransabimana. Avec sa mère et ses deux frères, elle cultive une parcelle familiale. Elle est mère célibataire d’un garçon, non désiré mais choyé, comme elle l’explique elle-même, et de filles jumelles très désirées. Un sourire franc et très sympathique éclaire en permanence son visage. Elle porte un regard clairvoyant sur les siens. À la première visite, elle fait à peine allusion à l’assassinat de son

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