Dans le nu de la vie
ans.
Dans le camp, les uns allaient ramasser le bois, les autres faisaient cuire la boule ; ceux qui avaient sauvé des économies faisaient le commerce. Moi, j’allais à pied à Goma faire la lessive dans les habitations des Congolais ou gratter la terre dans les jardins et recueillir des bananes et du manioc en guise de récompense. Au début, les Congolais nous regardaient avec tendresse, mais peu à peu ils se sont endurcis. La vie est devenue très chagrine.
J’ai accouché seule, sous une tente étrangère, sans aucune vieille maman pour me tenir la main, sans aucune connaissance pour me préparer la bouillie. Je suis restée bien portante avec le bébé, mais je mangeais péniblement. J’étais trop déçue par ce qui arrivait. Le soir, auprès du feu, j’avais une très grande nostalgie de la parcelle familiale de Maranyundo. Je languissais de rentrer, mais les interahamwe propageaient des menaces dans le camp. On croyait toujours qu’on allait être assaillis de tous côtés, à cause du mal que les interahamwe et les militaires avaient fait.
En novembre 1997, les fusils des banyamulinge nous ont chassés du camp. On nomme banyamulinge les Tutsis du Congo. C’était de bon matin dans le brouillard ; une belle débandade s’en est suivie. J’ai marché des jours durant à la suite d’un cortège dans les montagnes du Masisi. On fuyait en s’enfonçant dans la frayeur, sans se connaître et sans idée de notre orientation. Ensuite, des banyamulinge ont encerclé notre file au bout de leurs fusils. Un militaire m’a convaincue que le calme m’attendait au Rwanda, puisque je n’avais pas tué, et que j’allais retrouver l’entente d’auparavant dans ma maison et dans les champs.
Alors, j’ai marché à pied dans le sens inverse, en compagnie d’un voyageur de hasard. Sur la route du retour, personne ne parlait à personne, j’ai traversé le pays sans une parole. J’ai été questionnée à la commune. Quand j’ai vu maman et mes frères vivants, j’ai ressenti enfin ma première espérance. Eux étaient revenus depuis fort longtemps, puisqu’ils n’avaient même pas poursuivi jusqu’au Congo. Ils m’ont emmenée en grande joie directement à la maison.
La mort n’avait pas encore été remplacée sur les parcelles abandonnées. J’avais grand-honte d’être regardée comme une Hutue, comme si j’étais semblable à ceux qui avaient tant massacré. Encore aujourd’hui, le même rêve m’attrape dans mon sommeil. Nous sommes en fuite vers le Congo, nous traversons un champ recouvert de cadavres, au nord de Kigali, j’enjambe des cadavres, mais il s’en présente toujours devant moi, je continue d’enjamber des cadavres et ça n’en finit pas, je n’arrête pas de marcher par-dessus les cadavres sans parvenir à quitter le champ. Alors je me réveille et je parle avec maman, elle me parle sans réveiller les enfants. Nous évoquons nos tracas vécus séparément, puis un sommeil réconfortant nous prend.
Au début, quand j’allais au marché, je croisais des yeux durs et j’entendais des réprimandes sur mon passage. Les femmes tutsies qui pleuraient leurs familles et les femmes hutues qui craignaient qu’on dénonce les méfaits de leurs maris. Peu à peu, elles se sont éteintes, mais nous traînons encore une vilaine renommée et j’en souffre beaucoup. Je me sens même inquiète de cela, car beaucoup de femmes hutues ont trempé leurs mains dans le sang du génocide. Les hommes sont plus portés à se tuer et à se réconcilier que les femmes. Ils oublient plus rapidement, ils partagent plus facilement les tueries et les boissons. Les femmes, elles, ne cèdent pas pareillement, elles gardent plus de souvenirs.
Mais je connais aussi des femmes de bien, hutues, qui n’osent pas présenter de la compassion pour ce que leurs avoisinants ont fait, de crainte d’être accusées à leur tour. Je sais que la vie ne sera plus calme comme auparavant ; toutefois, quand le manger est bon, quand les enfants dorment bien, quand on se sent apaisée, on oublie la mélancolie un petit moment.
Il y a une guerre quand des autorités veulent renverser d’autres autorités pour se servir à leur place. Un génocide, c’est une ethnie qui veut enterrer une autre ethnie. Le génocide surpasse la guerre, parce que l’intention dure pour toujours, même si elle n’est pas couronnée de succès. Au Rwanda, il y avait seulement deux ethnies. Les Hutus ont donc pensé que ce
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