Dans le nu de la vie
nuée de soui-mangas éclatants – dos verts, ventre bleus – et de gros-becs sanguins – manteaux noirs, gorges écarlates – se parachutant sur les bananiers met fin à la conversation. Devant la maison de Christine, à travers une forêt d’arbres fleuris de rouge, un sentier s’enfonce, qui franchit une rivière boueuse sur deux troncs vermoulus. Derrière des feuillages touffus, on aperçoit çà et là des cases rondes habitées par des pygmées Twa, que l’on ne croise quasiment jamais. Une courte distance sépare la maison de la famille de Christine de l’ancienne maison de la famille d’Odette Mukamusoni.
Odette et Christine, nées à une année d’intervalle sur deux coteaux limitrophes, sont toutes deux cultivatrices et mères d’enfants du même âge. Depuis leur enfance, elles se sont croisées sur les sentiers qui mènent à l’école et au puits, mais elles ne se sont jamais adressé la parole, bien qu’aujourd’hui plus qu’hier elles auraient de nombreux souvenirs et réflexions à échanger, notamment sur des épisodes de leurs échappées particulières pendant les massacres.
Odette a quitté depuis peu la colline pour habiter une masure en périphérie de Nyamata. Sa famille a péri lors des tueries. Le père de son enfant s’est exilé au Congo. Les ruines de sa maison ont disparu sous une végétation grimpante, la brousse a envahi les champs. Autant de motifs qui expliqueraient son refus de recommencer sa vie dans son village. Innocent Rwililiza a fait sa connaissance par hasard, près de l’église, au sein d’un groupe de bénévoles qui déterraient les ossements de la fosse commune pour les ranger à l’abri des pluies. Odette s’activait à l’écart, elle paraissait perdue et choquée par ce qu’elle avait vécu et qu’elle lui expliqua ce jour-là. À l’époque, Innocent ne s’étonna pas de son isolement, loin de chez elle. Il lui trouva un hébergement temporaire dans une petite cahute de torchis.
Lors d’une première rencontre, Odette raconte sa fuite vers l’église au début des tueries, son évasion miraculeuse dans une chambre de nonne brésilienne, sa cachette sous le sommier d’une amie de sa marraine. Elle relate avec minutie son séjour d’un mois, cachée sous un lit pendant la journée, ses affres en entendant les tueurs bavarder dans la maison, l’attente, l’ennui, la solitude, la dépression latente, la délivrance. Elle relie des péripéties, extraordinaires certes, mais plausibles. Cependant, une bizarrerie éveille mes soupçons. Non pas l’extravagance de sa survie, non pas sa solitude actuelle – sort de nombreux rescapés, traumatisés –, mais une accumulation de détails et une rigueur chronologique, bref, une excellence de la mémoire peu vraisemblable.
Dès la deuxième rencontre, Odette renonce à défendre la version initiale de son récit. Elle admet sa fabulation, qu’elle justifie par la crainte d’être incomprise de ses voisins. Elle propose spontanément, semble-t-il avec soulagement, de raconter une vraie version, que voici, aussi étonnante que la première. Un épisode de sa fuite, délicat à rendre public, parce que source d’inévitables rumeurs et soupçons, explique son mensonge initial, son inquiétude et son déménagement de sa colline natale.
Odette Mukamusoni, 23 ans, aide-maçon Colline de Kanazi
Mon père possédait huit vaches, mais il m’avait retirée de l’école primaire parce que j’étais sa quatrième fille. Avant-guerre, j’étais donc employée, devant, derrière, pour des travaux de champs ou de nettoyage.
Dans la région, il y a toujours eu des tueries et des incendies de maisons, mais on se disait chaque fois que ça ne se terminerait pas plus mal que d’habitude. L’ambiance a viré en 1994. À l’époque des premières pluies, on s’est alarmés de la guerre, parce que les avoisinants hutus n’échangeaient plus chemin faisant de salutations. Ils nous criaient des menaces, ils nous répétaient : « Les Tutsis qui voient loin doivent marcher loin, car bientôt tous les Tutsis sur place seront tués. » Le soir, on en parlait à la sauvette à la maison. Mais mon père refusait de quitter la colline, parce qu’il n’entrevoyait pas de destin acceptable, s’il ne pouvait emmener ses vaches. Moi, j’avais trouvé une place calme dans notre capitale, Kigali.
Quand l’avion a chuté, j’étais boyeste à Nyakabanda, un bon quartier de Kigali. La maîtresse de
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