Dans le nu de la vie
serait plus commode de rester seuls à cultiver les champs et à faire les marchandages. Ils voyaient un avenir plus à l’aise entre eux. Je crois que l’ignorance et la gourmandise sont à l’origine du désastre. Ce ne sont pas seulement les Blancs qui ont professé aux Hutus l’envie et la crainte des Tutsis, le président Habyarimana et son épouse Agathe aussi, qui ne se lassaient jamais de richesses.
Au Rwanda, nous sommes tous noirâtres de la même manière, nous mangeons des haricots rouges de même graine, le sorgho en même saison, nous chantons des cantiques ensemble dans les églises. Les Hutus et les Tutsis ne sont pas très différents. Toutefois, un Hutu reconnaît aisément un Tutsi s’il veut le trouver. Tu commences par la taille, mais tu peux te tromper, car il n’est plus élancé comme avant. Tu regardes donc le visage. L’expression du Tutsi est polie, d’une certaine façon, ses paroles sont douces. Même s’il creuse une parcelle de misère, le ventre creux, les habits en haillons, le Tutsi se sent toujours plus bourgeois, parce qu’il descend d’une ethnie d’éleveurs. Les Tutsis sont souvent d’allure raide, si je puis dire, quand ils marchent et même quand ils se saluent. Ils aiment s’accompagner d’un bâton.
Le Hutu ne comprend pas les vaches, il n’aime pas s’efforcer pour les vaches. Il ne célèbre pas les fêtes de la même façon. Le Hutu aime bien travailler, manger bon et s’amuser. Le Hutu ne pense pas à mal s’il n’est pas poussé. Il se sent vite à l’aise. Il est plus familier ou rustique, en quelque sorte, plus gai, plus joyeux. Il est plus naturel avec les choses et moins soucieux des difficultés. Il n’est ni méchant ni rancunier de nature.
La vérité est que les Hutus aimaient trop leur président. Quand il est mort, ils n’ont pas pris le temps de s’attabler autour d’un verre ; de parler, de pleurer, de veiller et de consommer ensemble le deuil à notre manière rwandaise. C’était un manquement très grave de s’élancer tout de suite sur les chemins en criant des menaces. Trop de radios secouaient les esprits, comme je vous l’ai dit, trop de grands hommes chauffaient les petites gens. C’était préparé depuis longtemps. Alors, au signal, les cultivateurs ont commencé à tuer et à chaparder, et ils ont pris goût à ces nouvelles activités.
Je répète aussi qu’ils y étaient obligés. S’ils cherchaient des excuses ou des prétextes à travailler sans se mêler de rien, ils pouvaient bien être tués sur leurs parcelles par des avoisinants. Sur la colline, je connais bien des Hutus qui n’ont jamais coupé ; mais aucun qui n’ait pas participé aux poursuites ; sauf ceux qui se sont enfuis pareils à des Tutsis.
Je connais des Hutus qui reconnaissent leurs fautes et acceptent d’être punis. Des Hutus qui nient tout et pensent qu’on va perdre les traces de leurs tueries. D’autres croient vraiment qu’ils n’ont pas tué, même si des gens les ont croisés, une lame rouge à la main : ils sont devenus fous de leur folie. D’autres ne pèsent pas ce qu’ils ont fait, comme s’ils avaient commis une bêtise en cachette et puis c’est tout. Un jour, maman va au procès d’un des assassins de papa, un avoisinant. Il croise maman dans le couloir du tribunal, il lui dit bonjour gentiment, il demande des nouvelles de la famille, des pluies, de la parcelle, il dit au revoir et retourne en prison comme s’il rentrait chez lui. Maman est restée bouche bée avant de pleurer.
Désormais, il est impossible de tracer une ligne de vérité dans ce que nous avons fait. Moi, je vois que le Mal nous est tombé dessus et que nous avons tendu les bras. Maintenant, je vis de la houe du lundi au samedi. Le dimanche, je me repose et j’ai la nostalgie d’auparavant. Je vois que je ne me suis pas mariée à cause de tout ça. Je le regrette beaucoup. J’ai attrapé des enfants de passage, comme je vous l’ai expliqué. Je ne rencontre plus vraiment de petits problèmes avec les avoisinants. On se vend des marchandises, on se dit bonjour, voilà tout.
J’espère que le temps nous offrira de l’aide pour nettoyer les souillures. Si les Hutus essaient de dire la vérité à voix haute, de proposer une entraide, d’aller vers les Tutsis et de demander pardon, on pourra espérer cohabiter comme il faut, sans être séparés pour toujours par ce qui s’est passé.
Une fuite secrète
Le tintamarre soudain d’une
Weitere Kostenlose Bücher