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Dans le nu de la vie

Dans le nu de la vie

Titel: Dans le nu de la vie Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean Hatzfeld
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quand il croise des vaches, il ne regarde que les sabots et les soucis.
     
    *
     
    Les Hutus murmuraient aussi : les Tutsis sont arrogants, ils ne veulent pas marier des Hutus, ils ne veulent pas offrir une dot à des familles Hutus. Mais une fille tutsie qui suit un mari sur une colline hutue, si les Hutus se mettent à tuer des Tutsis dans le voisinage, elle ne va pas se sentir en sécurité et elle va retourner seule et sans rien dans sa famille.
    Moi, je vois que les extrémistes hutus, ils coupent simplement les Tutsis pour raccourcir leurs femmes qui sont trop longues à leur goût, et manger leurs troupeaux qui mangent trop d’herbe, et accaparer leurs parcelles. Raisons pour lesquelles ils les accusent sans motif d’être des cancrelats pullulants.
    Je pense souvent que nous sommes les oubliés de l’Afrique. Nous vivons dans l’Afrique des Français, mais les Français n’ont de bon œil que sur les Hutus. Je ne sais pas pourquoi les Blancs se méfient des Tutsis. Peut-être parce que les Tutsis se façonnent leur propre instruction et qu’ils sont moins naturels. Moi, je vois que, les Blancs, ils se scandalisent du génocide ; mais le dos tourné, ils disent que les Tutsis l’ont quelque peu appelé par leurs manières envers les Hutus, ou des croyances pareilles. Les Blancs ne veulent pas voir ce qu’ils ne peuvent pas croire, et ils ne pouvaient pas croire à un génocide parce que c’est une tuerie qui dépasse tout le monde, eux autant que les autres.
    Il faut toutefois rappeler une vérité beaucoup plus importante : nos frères africains n’ont pas fait un petit geste de plus que les Blancs pour nous sauver la vie, et pourtant personne mieux qu’un Noir n’entend l’infortune d’un autre Noir, du fait des accoutumances et langages héréditaires. À cause de cette sécheresse de cœur, nous allons demeurer seuls sur les collines au milieu de troubles menaces.
    Mais je me félicite quand même d’être tutsie, car sinon je serais hutue.
     
    *
     
    Une seule fois, je suis retournée avec une copine dans les marais, afin de revoir ces cachettes de boue où nous avons vécu, les mares où ont expiré tous ces avoisinants. Puis je n’y suis simplement plus allée. Souvent, la nuit, des images insistent en rêve ; je revois des visages qui me regardent sans mot dire, et quand je me réveille, je sens un malaise entre moi et eux, qui ont été coupés. Non, je ne me sens pas blâmable. Je ne suis pas fautive, parce que je pouvais rien faire pour eux. Toutefois, je ne me sens pas bienheureuse de la chance que j’ai eue. Je ne sais pas comment expliquer ce sentiment, puisqu’il concerne une relation très intime entre moi et des gens qui ne sont plus vivants. Je suis gênée et très angoissée quand je pense à eux. Je ne suis pas uniquement triste comme auprès de morts ordinaires.
    Je travaille dans l’agriculture pour donner de la nourriture aux enfants. Nous sommes dix enfants sans parents, dans les deux habitations, et je suis la plus âgée. Un avoisinant nous a retrouvé une vache, elle nous a déjà donné un veau, elle apporte aussi un peu de lait aux petits et du fumier à la bananeraie. Le samedi, je fais aide-maçon pour gagner des petits sous à N’tarama, je reçois de l’aide du Fonds des rescapés.
    Quand je passe devant l’église du Mémorial, je n’aime pas regarder tous ces ossements sans noms. Parfois, j’accompagne quand même des visiteurs étrangers égarés sur le chemin, et je ne peux m’empêcher de fixer les crânes. Je suis mal à l’aise de l’impression que donnent ces orbites creuses, de gens qui ne sont peut-être pas en repos, après ce qu’ils ont souffert et qui ne peuvent enfouir sous terre leur humiliation.
    Les interahamwe, souvent, quand ils avaient tué une personne, ils prenaient ses vêtements s’ils les trouvaient valables. Nous, quand on rencontrait ces cadavres tout nus qui avaient été découpés, ceux des vieilles personnes, ceux des jeunes filles, ceux de tout le monde en quelque sorte, cette vision de nudité nous brûlait les nerfs d’une terrible façon. Ces corps nus à l’abandon du temps, ils n’étaient plus tout à fait eux, ils n’étaient pas encore nous. Ils étaient un cauchemar véridique, je ne pense pas que vous pouvez comprendre.
    Parfois, je vais prier dans une église, parce que j’ai eu l’opportunité d’être baptisée. Je ne demande désormais qu’une chose à Dieu : de m’aider à ne pas

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