Dans le nu de la vie
devenir méchante à l’encontre de ceux qui nous font tout ce mal. Rien de plus, vraiment. Je ne veux pas goûter à la revanche.
Je ne dis pas catégoriquement que je ne me marierai jamais. Mais quel homme voudrait donner son argent pour nourrir tous ces enfants non accompagnés qui mangent dans ma maison ? En Afrique, quand tu es dans le malheur, un ami vient t’apporter de la boisson ; il te réconforte avec des mots adoucissants, il prend tout son temps afin d’encourager ton moral, il prend soin de ta santé si tu souffres de la fièvre ; mais pour le don d’argent, c’est très différent. En Afrique, le sang familial est très important quant au partage des choses matérielles. Hors de la famille, on se balance plus aisément des mots de gentillesse que des billets d’argent.
Souvent je me revois jadis, avec papa et maman, avec les frères et sœurs, je pense aux bancs de l’école, aux livres que je caressais du plat de la main, au métier d’enseignante que j’entrevoyais, et je peine à goûter à la vie. Avant, j’aimais lire les histoires dans les livres. Aujourd’hui, le temps ne me vient guère en aide, je n’en trouve plus l’opportunité, et je n’en croise plus le moindre exemplaire. Je ne pense pas que le génocide ait changé ma personnalité, sauf que je subis beaucoup la solitude, et cela peut me troubler. Quand je me trouve trop isolée, au milieu de tristes pensées, je me lève et je me dirige chez les voisins, des enfants non accompagnés comme nous, et nous écoutons des morceaux de théâtre à la radio. Je les apprécie beaucoup. Ça nous fait imaginer des personnages lointains et toutes leurs bagatelles.
Je pense que malgré tout il est bénéfique de raconter ce qui s’est passé. Même s’il est tourmentant, pour nous rescapés, de remuer ces souvenirs devant des étrangers, et même si la vérité ne pénètre pas les cœurs durs. Mais je ne peux pas vous aider par des éclaircissements très utiles sur l’origine du génocide.
Je pense d’ailleurs que personne n’écrira jamais toutes les vérités ordonnées de cette tragédie mystérieuse ; ni les professeurs de Kigali et d’Europe, ni les cercles d’intellectuels et de politiciens. Toute explication sur ce qui s’est passé faillira d’un côté ou d’un autre, pareille à une table bancale. Un génocide n’est pas une mauvaise broussaille qui s’élève sur deux ou trois racines ; mais sur un nœud de racines qui ont moisi sous terre sans personne pour le remarquer.
Moi, je ne gaspille plus de pensées à comprendre mes anciens avoisinants. Je blague parfois de tout cela pour montrer bonne figure, cependant que mes lèvres savent qu’elles mentent à mon cœur. Je suis très bousculée par cette malédiction, je la contiens en moi, je l’empêche de me déborder, je reste calme pour les enfants.
Crépuscule sur la permanence
Le soir, à Nyarunazi, peu après que le soleil a plongé dans les marais de Rulindo, au-delà de la rivière Akanyaru, les hommes sortent des maisons et se retrouvent dans l’ancien dépôt de grain. Ils s’assoient par terre ou sur de bas tabourets, s’adossent aux murs. L’un d’eux pose un jerrican d ’urwagwa au milieu de la pièce et plante un roseau dans l’orifice. Les hommes s’accroupissent à tour de rôle près du bidon et aspirent de longues gorgées. Ils bavardent dans l’obscurité, de l’époque d’avant-guerre, où Nyarunazi, à flanc d’une forêt d’hévéas, à mi-chemin entre N’tarama et Kibungo, était le plus chaud des négoces. Ils parlent aussi des femmes qui ne sont plus là, de celles qui ne sont plus comme avant. Ils taquinent le garagiste qui vient de brader son dernier cric et se moquent de la radio qui vient de s’éteindre, à bout de piles. Ensuite ils boivent sans plus parler et, plus tard, s’assoupissent contre le mur du dépôt ou s’en vont chez eux en titubant.
Les étoiles dans un ciel limpide sont les seules lumières sur le hameau. Sur le chemin qui descend de Nyarunazi vers la grande piste, des silhouettes silencieuses défilent en petits groupes. Parfois elles discutent à voix très basse, comme si elles craignaient de troubler le sommeil des bananiers. En pleine nuit, dans le Bugesera, le plus étroit sentier n’est jamais désert. Des gens remontent sans cesse sur leurs collines. Des fonctionnaires retenus par une réunion, la veste sur l’épaule, des cultivateurs attardés au cabaret par une dernière
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