Dans le nu de la vie
Primus, des femmes ralenties par des enfants drapés dans leur dos ou par des sacs de haricots empilés sur leurs têtes. Entre les tio ooo stridents de gonoleks noctambules et le beuglement du bétail s’immiscent les appels lancinants des coucous. Beaucoup de villageois âgés, lents, s’appuyant sur un bâton, la femme derrière l’homme, marchent depuis le début de l’après-midi. D’autres partent déjà dans la nuit pour attraper à l’aube un camion à destination de Kigali.
À l’approche de Nyamata, dans le quartier Gatare, les croassements des grenouilles se répondent, de mare à mare, en une cacophonie tonitruante. Le rougeoiement des braises éclaire des assemblées dans les cours, des enfants vadrouillent entre les broussailles. Sur le terrain de football, des gamins jouent autour d’un seul but dans les ténèbres pour profiter le plus possible d’un vrai ballon à lamelles de cuir, prêté par leurs aînés jusqu’au lendemain matin.
Dans la grand-rue, la poussière rouge est tombée en même temps que la nuit et le vent. Les derniers véhicules sont rentrés derrière des palissades, les chèvres du petit marché sommeillent, ficelées. Sur la place, des adolescents bavardent ou écoutent de la musique devant les salons de coiffure. Des mobylettes transportent des couples enlacés par l’amour ou par les soubresauts de la chaussée. De pâles néons éclairent les cabarets. Sous un auvent, assis sur une caisse, Chicago supervise la distribution des casiers de bière qui partent de son entrepôt. Chicago est l’un des rares hommes replets de la ville, d’où sans doute son surnom et sa bonhomie. Au moyen d’une dégrafeuse, il décapsule les bouteilles, qu’il vous glisse dans la main comme un objet de délit. Il a survécu aux massacres en traversant à pied le pays depuis Gikongoro, une ville du Sud, où il n’est jamais revenu à ses affaires.
En face du carrefour est garée la camionnette neuve de Théoneste, la première depuis la guerre. Théoneste porte une moustache et des vêtements mode « diaspora de Kigali ». Il était le tailleur le plus prisé de la région, autrefois, lorsque les notables et leurs épouses s’habillaient de costumes et de boubous chics. Il était de l’équipée de la forêt de Kayumba, avec Innocent, Dominique, l’un des directeurs du centre de rééducation, Benoît, le cow-boy débonnaire… cette vingtaine de coureurs qui en réchappèrent. Théoneste, lui, réussit la prouesse quasi unique de s’évader de la colline pour atteindre la frontière du Burundi à la troisième tentative. Sans doute puise-t-il dans cet exploit miraculeux d’incessants fous rires communicatifs. Son bazar ne désemplit pas d’une bande de buveurs. Une arcade plus loin, des lettres en néon indiquent l’entrée du Club, rendez-vous des jeunes de bonne famille du Burundi qui se remémorent, le vague à l’âme, les nuits de Bujumbura.
Toujours sur la grand-rue, une enseigne en drap bleu tendue entre deux piquets annonce l’ouverture d’un nouveau restaurant, La Permanence. Les murs sont peints en vert de jade, des nappes en tissu de pagnes brodées recouvrent les tables. La patronne se nomme Sylvie Umubyeyi. Elle passe le soir uniquement, faire un brin de causette aux clients et veiller aux affaires, car dans la journée elle disparaît dans la brousse.
Dès le premier contact, les yeux noirs de Sylvie révèlent une étrange beauté, sereine, brillante. Le délice de sa voix avive la séduction, puis l’élégance de son langage, quand elle répond par exemple, lorsqu’on lui demande le secret de si jolies phrases : « Ça coule comme ça, parce que, si on revient de là-bas, on a voyagé dans le nu de la vie. »
Sylvie est une rescapée de Butare, ville universitaire au sud-ouest du pays. À son arrivée à Nyamata, à la fin du génocide, elle ne connaissait personne en ville, encore moins dans les environs dévastés, désertés ou peuplés de morts. Depuis, elle est assistante sociale dans ces collines, où chaque matin, avec son équipe, elle invente un métier unique.
Tôt, elle part en camionnette à travers les champs et les taillis, parcourt les bananeraies, se fraie un chemin dans les forêts, à la recherche d’enfants, sortis vivants des marécages, revenus des camps du Congo, cachés entre des murs de torchis, en errance dans les brousses ou les plantations de haricots. Elle les visite, les enregistre, établit le dialogue et repart
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