Dans le nu de la vie
mauvaise oreille de la guerre. Quand on allait puiser l’eau, on entendait des avoisinants hutus qui mêlaient ce genre de remarques à leurs bavardages : « Les Tutsis se mettent à ramper comme des serpents, ils vont finir sous nos pieds », et des intimidations consorts. Des troupes joyeuses scandaient des menaces sur le chemin. Je voyais à leurs bras des machettes brillantes qui ne devaient pas être salies dans les bananeraies, je m’attendais donc à une aggravation rapide.
À la nouvelle de la chute de l’avion, j’ai rejoint des fuyards dans la forêt de Kinkwi. Nous avons essayé de nous défendre, à coups de pierre. Mais nous étions défaillants et nous avons quitté les terres pour nous réfugier avec tout le monde à l’église. À la première explosion de grenade, j’étais bienheureusement près de la porte de derrière, j’ai réussi à m’esquiver. Je savais que les collines étaient accaparées par les interahamwe, j’ai couru en direction des marais, à tort et à travers, sans me retourner. J’entendais d’autres fugitifs dans les fourrés. On connaissait les marais de réputation. On ne s’en était jamais approché auparavant, à cause des moustiques, des serpents et de la méfiance qu’ils répandaient à perte de vue. Ce jour-là, sans ralentir la course d’un pas, on a plongé à plat dans la vase.
La nuit, la forêt d’eucalyptus semblait calme, on a marché jusqu’à Cyugaro. Peu à peu, les fuyards les plus chanceux des bananeraies nous ont ralliés. Notre emploi du temps de survie s’est répété. À l’aube, on descendait dans les marécages, on se faufilait dans les papyrus. Pour éviter de mourir ensemble, on se divisait par petites équipes. On posait trois enfants là, deux enfants plus loin, deux enfants dans un autre endroit. On multipliait les chances, on se mettait en position couchée dans la boue, on s’enveloppait de feuillages. Avant l’arrivée des assaillants, on échangeait des idées pour esquiver la peur ; après on ne pouvait même plus chuchoter. On buvait l’eau du marais pleine de boue. Elle était vitaminée, excusez-moi l’expression, du sang des cadavres.
On entendait les interahamwe de loin sans difficultés. Ils chantaient et sifflaient, ils tiraient en l’air des coups de fusil mais ils se gardaient bien de gâcher des balles à tuer des gens sur-le-champ. Les premiers jours, ils s’accroupissaient et susurraient des mots aimables pour nous appâter : « Petit-petit, ou maman, sortez on vous a vus… » Eh bien, même les peureux qui ne pouvaient s’empêcher d’obéir, n’étaient pas récompensés d’un rapide coup de fusil. Raison pour laquelle, par la suite, ni les malades, ni les nourrissons, ni personne ne remuaient plus jusqu’aux coups de sifflets du départ.
Le soir, comme Berthe vous l’a exposé, on préparait la nourriture des enfants, on mangeait le plus qu’on trouvait : du manioc, des patates douces, des bananes, pour se fortifier et tenir le lendemain. Puisqu’on ne pouvait rien emporter pour la journée, on se faisait des provisions de ventre, si je puis dire. On couchait les enfants dans l’enclos ou dans la cuisine, jamais dans la maison. On parlait à voix basse pour ne pas réveiller la curiosité des tueurs. On décrivait les cadavres qu’on avait vus dans la journée, comment ils avaient été coupés ; on dénombrait ceux qui n’étaient pas présents au bord du marais, et d’en déduire directement ceux qui avaient été attrapés dans la journée. On se demandait qui allait être tué le lendemain. Après les premières séances de tueries, on ne se demandait plus pourquoi on devait mourir. Cette question nous était devenue négligeable. Mais on pensait beaucoup au comment. On tentait d’imaginer quelle devait être la souffrance de mourir sous la machette. Moi, en tout cas, j’étais très préoccupée de ça.
On ne trouvait jamais à nous chamailler, puisqu’on ne pensait qu’à la mort et qu’on devait s’entraider. On dormait à tour de rôle. Vers 5 heures du matin, on commençait à redescendre le chemin, très tranquillement parce qu’on savait les interahamwe assoupis. On attendait le lever du jour au bord du marais et les attaques qui allaient recommencer. On portait le même vêtement déchiré, on ne souffrait plus d’impudeur puisqu’on se savait identiques. On collaborait les uns les autres à se retirer des kilos de poux dans les cheveux. Les moustiques
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