Dans l'ombre de la reine
autre longue galerie. Je connais un peu votre histoire. Sir William Cecil nous en a parlé, à dame Ashley et à moi. Vous avez vécu des moments difficiles, mais vous serez trop occupée pour ressasser le passé, je vous le promets. Dansez-vous avec grâce ?
— Assez bien, je pense, répondis-je, surprise par ce nouveau tour de la conversation. Mais…
— Votre deuil ne durera pas éternellement, précisa Lady Katherine d’un ton sec. La reine aime la danse. Plus tard, nous verrons ce que vous savez faire.
— Lady Catherine danse-t-elle bien ? demandai-je.
— Catherine Grey ? Pourquoi cette question ?
Ma curiosité l’étonnait. Il me faudrait la refréner si je désirais trouver ma place à la cour. J’expliquai que le page et moi avions croisé Lady Catherine Grey en chemin.
— Sa toilette était d’une telle splendeur que je l’ai remarquée et me suis enquise de son nom.
Katherine Knollys se mit à rire.
— Une splendeur, sa toilette ? Et sa fureur, donc ! C’est plutôt à cause de cela que vous l’avez remarquée, mais vous êtes trop discrète pour l’exprimer en ces termes. Ai-je raison ?
— Eh bien…
— Une fille d’honneur de la reine a omis de lui céder le passage. Élisabeth autorise Catherine Grey à être dame d’honneur de la salle d’audience, mais non de la Chambre privée. Il en découle certains malentendus, que son extrême susceptibilité exacerbe encore. Autant être franche, puisque vous en aurez bientôt ouï dire. Elle conserve un rang important, néanmoins. Lady Seymour est depuis peu son amie intime, et exercera, je l’espère, une influence apaisante. Lady Jane est un amour, bien que peut-être un peu trop vive. Voici votre chambre. À Richmond, vous pouvez en avoir une pour vous seule, mais dans d’autres résidences il vous faudra la partager.
La pièce dans laquelle elle me conduisit occupait un angle et avait une forme insolite, presque triangulaire en dépit d’un quatrième mur très court. Elle était lambrissée, avec une fenêtre à meneaux surplombant la cour, et contenait un lit à baldaquin, une armoire, un coffre formant banquette sous la fenêtre, et une table de toilette. À mon grand soulagement, je vis mes malles près du lit.
— Le lit d’appoint, sous le vôtre, est prévu pour votre femme de chambre, indiqua Lady Katherine. Avez-vous amené la précédente ou pensiez-vous en engager une à Londres ?
— Je souhaite m’en passer. Mes moyens sont… modestes.
— Vous passer d’une femme de chambre ?
Lady Katherine, qui s’était penchée pour s’assurer de la présence du second lit, se tourna vers moi en arquant ses sourcils finement épilés.
— Mais oui, je peux m’en dispenser. Cela ira tout à fait.
— Non, ma chère dame Blanchard, cela n’ira pas. Une dame d’honneur se doit d’avoir sa propre femme de chambre. Peu importe que vous soyez à même de vous en passer ; seule compte la considération que vous inspirerez. Surtout une fois que vos… origines seront connues. Il en va ainsi, à la cour. Quelles que soient les restrictions que vous vous imposiez, une femme de chambre, ma chère, est indispensable.
Lady Katherine imputa mon brusque silence à la fatigue. Elle envoya chercher une collation et décida que sa propre servante m’aiderait à défaire mes bagages et à me vêtir pour la présentation à Sa Majesté. Puis elle me laissa seule. Assise sur la banquette, dégustant vin blanc et biscuits à la cannelle, je pestai intérieurement en des termes à faire rougir une poissonnière.
Si seulement, oh, si seulement Gerald avait vécu ! Je revoyais son visage mat aux mâchoires carrées, ses yeux marron chaleureux, et je le regrettais avec le même désespoir qu’au jour de sa mort. « Puisque vous deviez me le prendre, lançai-je à Dieu dans ma fureur muette, n’auriez-vous pu au moins attendre qu’il me laisse un peu mieux pourvue ? » Il jouissait d’une excellente situation, au service de Gresham, mais il ne touchait pas ses appointements depuis assez longtemps pour mettre beaucoup de côté.
Les Blanchard, voisins de ma famille dans le Sussex, étaient bien nantis, cependant Gerald était un fils cadet et devait donc tracer son chemin seul dans la vie. Son père lui eût offert de l’argent, voire une petite ferme s’il avait pris une épouse convenable, or je ne répondais pas à cette condition. Oh ! Les Faldene étaient aisés, eux aussi, et assez élevés
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