Dans l'ombre de la reine
dans l’échelle sociale pour se prévaloir d’une longue tradition de service à la cour, même s’ils ne possédaient pas de titre de noblesse. Mais Ursula Faldene n’était pas une fille de famille bien dotée. J’étais l’infortuné malheur échu à une précédente Faldene à la cour du roi Henri VIII, alors qu’elle servait Anne Boleyn. Elle s’était compromise avec un gentilhomme dont elle ne voulait pas avouer le nom. Ou ne le pouvait pas, avait un jour insinué Tante Tabitha.
— Combien y en a-t-il eu ? avait-elle demandé à ma mère de son ton revêche.
— Un seul ! avait protesté cette dernière. Mais il était marié et je me refuse à le nommer.
— Un seul ? Prouvez-le ! avait rétorqué Tante Tabitha.
À l’époque de mon mariage, la famille de Gerald se composait de son père, Luc, et de son frère aîné, Ambrose, tous deux d’une froideur de marbre. Je n’ai pas connu sa mère, mais je sais qu’il tenait d’elle sa franchise et sa joie de vivre. Dans ma propre famille, mes grands-parents s’étaient éteints quelques années plus tôt, laissant derrière eux l’oncle Herbert, la très vertueuse Tabitha et leurs enfants. Un projet existait entre les Faldene et les Blanchard d’unir Gerald à ma cousine Mary, mais j’étais venue tout gâcher. Les deux familles ne s’adressaient plus la parole. J’aurais été déshéritée et privée de dot, pour peu que l’on en eût prévu une pour moi. Mais à leurs yeux, je n’étais pas destinée à me marier.
Autrefois, les Faldene avaient coutume de se débarrasser des sources de disgrâce telles que ma mère en les cloîtrant à l’abbaye de Withysham, toute proche. Cependant le roi Henri, rageant de voir que le pape refusait d’annuler son premier mariage – ce qui l’eût rendu libre d’épouser Anne Boleyn –, avait rompu avec Rome et s’était accordé le divorce. Par la même occasion, il avait dissous les monastères et les couvents d’Angleterre. Privés de cette solution, mes grands-parents avaient offert asile à leur fille déshonorée. Dès lors, elle ne fut guère qu’une esclave sous son propre toit, et je fus élevée dans le même esprit.
Pourtant, je me rappelle avoir reçu, petite, des marques d’affection de mon grand-père. Il me donnait des friandises et me permettait d’apprendre à monter à cheval. La première fois qu’on m’avait assise sur une selle, il avait marché à côté de moi, me tenant d’une main tandis que le garçon d’écurie faisait faire le tour de la cour au poney.
Hélas, il mourut alors que j’avais huit ans, suivi la même année par ma grand-mère. De ce jour, ma mère et moi dépendîmes de la charité d’Oncle Herbert et de Tante Tabitha, à ceci près que la charité était une denrée rare dans leur maison.
Avec le temps, je m’aperçus que leur vie publique et leur vie privée différaient du tout au tout.
En apparence, c’étaient des gens respectables qui donnaient aux bonnes œuvres, recevaient et étaient reçus par leurs voisins dans cette partie du Sussex, les Downs du Nord ; ils ne manquaient jamais de s’enquérir avec politesse de la santé de leurs hôtes et de leurs proches.
En privé, la passion prédominante d’Oncle Herbert était l’argent. Il n’achetait rien sans marchander et souffrait à l’idée qu’on pût faire un bénéfice sur lui. Les métayers de Faldene devaient payer leur dû jusqu’au dernier quart de penny, à la date stipulée. À Noël, dans la plupart des familles, on offrait aux serviteurs des rouleaux de tissus bon marché mais solides ; pour sa part, Oncle Herbert leur distribuait les vêtements dont il ne voulait plus et, croyez-moi, mon oncle ne jetait rien avant que l’étoffe fût élimée et rapiécée au moins trois fois. Son occupation favorite consistait à parcourir ses registres, dans l’espoir de faire passer quelques pièces de monnaie dans la colonne créditrice de ses transactions. En fait, Oncle Herbert détestait donner la charité et ne s’en cachait pas devant nous.
Quant à leur sollicitude envers la santé d’autrui, j’eusse aimé que Tante Tabitha se souciât moitié autant du bien-être de ceux qu’elle tenait sous sa férule !
Faldene House était de style moderne ; ses tours crénelées, bien qu’impressionnantes, n’étaient destinées qu’à l’ornement et point à servir de poste d’observation ou de remparts. Elle avait été bâtie au début du siècle à
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