Des hommes illustres
les fossés,
les abreuvoirs, laminaient les bosses sur lesquelles aimaient à se planter les
vaches curieuses pour mieux jouir du paysage.
Même les grands chênes hautains subissaient la loi du plus
fort. La lame à l’avant du bulldozer se collait contre l’écorce, le régime du
moteur montait en puissance et l’énorme masse se mettait à pousser. En vain. Le
tronc demeurait immobile, sûr de sa légende, affichant une assurance têtue. La
rage de la mécanique se communiquait alors à l’ensemble de la terre. Les
trépidations des manettes, tiges métalliques verticales coiffées d’un bouton de
bakélite noire, faisaient trembler tout le corps de l’homme crispé sur les
commandes. Les chenilles patinaient. Face à cette débauche d’énergie, la ramure
oscillait. On voulait croire qu’il s’agissait d’une illusion d’optique des
nuages défilant derrière les frondaisons comme certaines nuits la lune paraît
glisser à travers les nuées. Mais sur cette présomption la machine redoublait
de violence, bélier furieux acharné à la perte de sa victime, et bientôt il
fallait se rendre à l’évidence : les nuages défilaient et l’arbre s’inclinait.
Il ne s’abattait pas brutalement comme celui qui cède sous les coups de la
cognée. A chaque degré de son inclinaison il s’accrochait de toutes ses
racines, refusant de capituler, emportant quand elles se déchaussaient un
morceau de la terre-mère comme une preuve d’arrachement. Sous une dernière
poussée triomphale, l’arbre enfin se couchait dans un froissement de feuillage
couvert par le bruit du moteur, gisant, branches et racines de part et d’autre
du fût, comme un os symétrique.
Au milieu d’un verger, la lutte était inégale. En dépit de
leur supériorité numérique, les vieux pommiers rangés en ordre de bataille se
repentaient bien vite de taquiner le vaillant guerrier à l’armure jaune. La
machine pivotait sur elle-même, cherchant à briser le cercle de ses assaillants
– à droite, sire, à gauche –, les troncs torturés valsaient comme des fétus de
paille. Plus de pommiers, plus de pommes, plus de cidre, plus de bouilleurs de
cru. Il se racontait que les conducteurs d’engins touchaient une prime pour chaque
arbre renversé. On les imaginait dessinant sur les flancs de leurs monstres de
petites forêts miniatures comme autant de sigles d’avions ennemis abattus sur
la carlingue d’un pilote de chasse.
Rien ne semblait devoir les arrêter, hordes méthodiques pratiquant
au nom de la raison une nouvelle politique de la terre brûlée. Procédant par
larges aplats, ils étaient un à un ses voiles à la Bretagne mystérieuse,
livrant au regard, étonné de porter si loin sans que désormais aucun rideau
d’arbres s’y opposât, la terre d’Arcoat aussi nue que le visage des femmes de
Perse quand les soldats de Pahlavi les dévoilaient de force. Les résidus de ces
grands travaux de terrassement étaient entassés en bout de plaine, comme une
ménagère dépose en attente sur le seuil de sa porte un petit tas de poussière,
gigantesques amas tumulaires composés de terre et de broussailles qui
accueillirent, les années passant, les exclus du paysage : herbes
adventices, ronciers, ajoncs, offrant aux oiseaux délogés de partout de reconstituer
dans ces campements sauvages leurs colonies exténuées. Progressif nettoiement
d’un foyer rebelle. L’œuvre de mainmise commencée dans le lit d’Anne, la petite
duchesse boiteuse, où se couchèrent deux rois de France, était achevée.
D’ordinaire, il n’y a que la guerre pour redéfinir aussi
violemment un paysage. L’histoire en signale bien une en ces années-là, mais de
l’autre côté de la Méditerranée, dont l’écho ne nous parvenait qu’amoindri.
L’onde de choc, à vingt ans de là, du dernier ébranlement mondial ? Ou
alors, par un automatisme de ce siècle qui nous accoutumait à détruire, une
sorte de conflit anonyme, diffus, clandestin, modèle pour temps de paix, et
comptant même ses victimes, car somme toute il nous semblerait mieux comprendre
si on attribuait à une guerre, fût-elle blanche, notre disparu de quarante et
un ans.
C’est pendant ces jours de désastre que le voyageur
surveillait son compteur. Il y avait plusieurs kilomètres déjà qu’il se
préparait à franchir la barre des cent mille, équateur symbolique pour la
voiture et son pilote qui venaient de parcourir, en tout juste deux ans, sans
accrochage
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