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Des hommes illustres

Des hommes illustres

Titel: Des hommes illustres Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean Rouaud
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d’érosion, semaine après semaine, d’une redoutable efficacité.
Sur la fin, la douleur qui le tenaillait ne le lâchait plus. Pour tenter de la
calmer, il vidait ses tubes de Véganine à la même vitesse que ses paquets de
Gitanes.

 
    A l’émerveillement devait succéder la stupeur quand, à
l’ouverture d’une sépulture ancienne, les fresques découvertes intactes dans
tout l’éclat de leurs couleurs originelles, par une oxydation brutale
s’évanouissaient soudain devant leurs inventeurs. Il fallait bien que la
vieille civilisation rurale fût déjà morte et enterrée pour que la Bretagne
disparût sous ses yeux à mesure qu’il la sillonnait – comme s’il avait eu, en
l’inventoriant, le pouvoir d’effacement d’un courant d’air.
    Telle qu’on feint encore de l’admirer et que le souvenir la
perpétue, la Bretagne n’est plus. Elle a rejoint dans son passé légendaire Ys
l’engloutie et le secret des mégalithes. Persistance rétinienne : les yeux
de la mémoire mettent longtemps avant de se dessiller : si vite que voyage
la lumière, l’image qu’elle nous renvoie est déjà dépassée. Car elle passe, la
figure de ce monde, et avec elle le dédale des chemins creux encombrés de
fougères, bordés de chênes ravinés comme des corps centenaires, les hauts talus
qui coupaient du vent de la mer et recueillaient le ruissellement des eaux de
pluie, faisant provision de fraîcheur pour l’été tout en retenant les rivières
de s’étendre, les alignées d’aulnes et de saules soulignant de leur présence
inclinée le cours serpentin des ruisseaux, les halliers bruissant d’oiseaux
comme des agoras de commères, les landes d’ajoncs à l’odeur douceâtre de noix
de coco, les champs de marguerites et de boutons d’or s’étalant comme des œufs
au plat éclatés dans le printemps triomphant, les sous-bois éclairés d’en bas
par le reflet pâle d’une colonie de primevères, les haies plantées de mûriers,
d’aubépines et de pruniers sauvages, les fossés semés de pensées roses et de
violettes, les blés s’ouvrant aux coquelicots et aux bleuets et mêlant à la
promesse du pain un « dites-le avec des fleurs » – fouillis végétal
qui composait de délicats reliquaires de verdure pour les fontaines sacrées,
bénitiers de plein air conservant dans un pieux filet d’eau le souvenir
miraculeux d’un saint ermite dont la probable inexistence ne nuisait en rien
aux vertus curatives attestées. Car le ciel pingre en soleil était prodigue de
ces grâces. En témoignaient les petites chapelles de granit essaimées dans le
paysage comme autant de vœux lancés au grand vent. Il avait suffi, pour leur
édification, de la prière exaucée d’un nobliau ou qu’un laboureur heurte du soc
de sa charrue une statue enfouie de la Vierge qu’une main mystérieuse
dissimulait à loisir dans le sous-sol comme des œufs en sucre le matin de
Pâques. Le prodige étant avéré, à chaque chapelle son pardon, spécialité d’un
peuple fervent qui aimait à pèleriner dans ses beaux habits du dimanche
derrière une forêt d’étendards luxueusement brodés en entonnant des cantiques à
la gloire du saint patronymique et de sainte Anne, laquelle, par quelques
apparitions judicieuses (il ne sert à rien d’apparaître devant l’idiot du
village, qui le croira ?), avait fait savoir aux Bretons qu’elle plaçait le
pays sous sa très haute protection – clin d’œil à la Fille aînée de l’Eglise
(la France) qui avait choisi sa fille (la Vierge), sans même l’accord de cette
dernière. C’était aussi l’occasion, tout en glanant des indulgences, de
retrouver les cousins lointains égarés à deux lieues de là et de guetter les
jeunes filles à marier dont on identifiait la paroisse d’origine à de subtiles
variantes dans les coiffes de dentelles. Les processions se coulaient dans le
paysage labyrinthique d’où émergeaient, par-dessus les talus, les croix d’or et
le chant des fidèles, un pays à ce point accordé au cheminement tortueux des
âmes que les pardons disparurent avec lui dans le grand cataclysme qui, au
début des années soixante, accéléra délibérément le lent processus d’érosion –
comme si après le sac du confessionnal les pécheurs avaient renoncé du même
coup à la confession.
    Car il y a un avant et un après en Bretagne : l’avant
des parcelles minuscules, casse-tête des experts du cadastre, qu’une
descendance nombreuse

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