Des hommes illustres
facteur Cheval avait en projet un jardin idéal qu’il
n’eut pas le temps de réaliser, se contentant d’entasser son butin au fond du
jardin dans la perspective de son grand chantier. Il avait ébauché quelques
crayonnés avec rocailles et cascade qui évoluaient à mesure de ses découvertes.
Certains croquis étaient plus aboutis. Son chaos rocheux, d’où devait jaillir
une source, aurait culminé à deux mètres. Il dissimulait dans sa masse une
installation rudimentaire et sophistiquée, bien dans le style des tuyaux de
chauffage de la chambre, qui, en prolongeant les gouttières de la petite maison
du jardin où vivait notre tante Marie (au vrai, sa tante à lui), aurait
alimenté son système en eau de pluie. Théoriquement, en vertu du principe des
vases communiquants, le jet d’eau se serait élevé aussi haut que le bord
inférieur du toit, mais, comme il craignait que la réalité ne se montrât un peu
rebelle, et bien que la pluie ne soit pas une denrée rare en Loire-Inférieure,
il avait prévu un circuit parallèle fonctionnant sur l’ancien puits et son
groupe désaffectés depuis notre raccordement au réseau. Celui-là n’aurait
fonctionné qu’épisodiquement pendant la visite des curieux ou pour accueillir
les amis.
Deux poissons rouges attendaient dans un bocal le bassin au
pied du chaos rocheux qui leur était promis. Ils étaient à l’origine du projet.
Par compassion, en raison de l’exiguïté de leur habitacle. Mais l’idée était
dans l’air. Maintenant que l’époque sacrifiait au superflu, les jardins
potagers et leur « peur de manquer » reculaient devant
l’envahissement de pelouses agrémentées d’angelots, de roues de charrette
fleuries ou des sept compagnons de poche de Blanche-Neige saisis dans leur
activité principale qui consistait à pousser une brouette d’enfant garnie de
plantes grasses. Des jardiniers habiles donnaient à leurs buis des formes
géométriques, les plus artistes sculptaient dans la masse végétale des
éléphants et des hippopotames. L’ensemble avait un côté crèche laïque quoiqu’il
manquât un messie pour fédérer le tout.
L’heure était bien au remembrement. On ne savait qui avait
commencé, des tondeurs de pelouses ou des autorités, mais l’impulsion était
donnée. Effacer le soupçon d’obscurantisme et d’arriération qui pèse sur la
campagne. Au fouillis substituer l’ordonnancement, à l’ombre la clarté, à la
boue la blanche neige. La civilisation rurale faisait passer le message :
nous ne sommes plus des paysans. Bien reçu, dit le sauveur du ministère qui à
l’unisson laminait le territoire : vous êtes des exploitants agricoles.
Nous pouvions y trouver notre avantage. Les puissants
bulldozers déterraient les pierres à foison. C’est ainsi qu’un dimanche nous
fîmes notre meilleure récolte parmi les résidus balayés de la « finis
terrae ». En début d’après-midi nous avions parcouru les alignements de
Carnac. Ce n’était pas la première fois que notre Le Nôtre cherchait son
inspiration auprès des jardiniers-paysagistes du Néolithique. Quand sa route
longeait le site, s’il disposait d’un peu de temps, il lui arrivait de s’y
arrêter, faisait quelques pas entre les menhirs, puis, s’asseyant sur une
pierre abattue, sortait son paquet de Gitanes et fumait pensivement une
cigarette après en avoir machinalement tapoté l’extrémité sur l’ongle de son
pouce pour tasser le tabac. Il prétendait se sentir en harmonie avec les hautes
stèles gangrenées par le temps et les éléments, relevant le col de sa veste
quand le vent fraîchissait, passant une main dans ses cheveux quand une pluie
imperceptible le poussait à regagner sa voiture. Il restait ainsi un moment à
regarder planer les oiseaux de mer, voleter les moineaux au-dessus de la brande,
et, entre deux rejets de fumée, le cou tendu vers le ciel, tentait de résoudre
l’indéchiffrable énigme de cette statuaire sans visage. Comme il s’était
documenté, il savait qu’on ne savait pas grand-chose sur la question, ce qui
lui permettait d’être à égalité de connaissance avec les plus éminents
spécialistes de l’architecture mégalithique. Pour un autodidacte, toujours
contrecarré dans ses réflexions par l’autorité des docteurs, c’est une aubaine.
Il pouvait ainsi en toute impunité laisser son esprit dériver. Parmi les
théories des plus sérieuses aux plus fantaisistes sur la signification
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