Des hommes illustres
promet de gagner (il ne rentrera pas avant d’avoir
réalisé le chiffre d’affaires qu’il s’est fixé), de celui qu’il envoie par
mandat dont une partie devra servir à rembourser monsieur X et l’autre à régler
deux factures en attente dans le tiroir du bureau, où, d’une écriture fine et
personnelle, il avoue son ennui loin des siens, où l’on sent sa lassitude, où
il embrasse très fort sa femme et ses trois enfants, où l’on comprend qu’il se
tue au travail, qu’il vaut mieux que ce que la vie lui réserve, et que pour
cette vie il n’a sans doute pas la bonne méthode, comme s’il s’employait
surtout à employer son temps.
Il avait aménagé l’arrière de la 203 de telle sorte que les
tableaux se rangeaient verticalement et coulissaient sans effort sur de petits
rails ingénieux fixés au plancher et au plafond, et, au vrai, c’est ce qui le
passionnait, cette possibilité dans n’importe quelle situation d’éprouver sa
capacité d’invention.
Peut-être même avait-il accepté cette place pour avoir à
résoudre la question du rangement des tableaux. Et, une fois résolue, il ne lui
restait plus qu’à aller voir ailleurs, du côté de Quimper, où se posait un
autre problème : comment caser des valises de volumes différents, non plus
dans une fourgonnette (la 203, ayant fait son temps, fut revendue à un maçon,
lequel fit une bonne affaire, si l’on songe que vingt ans plus tard elle
circulait toujours dans le bourg de Random), mais dans une voiture de tourisme
quatre portes, élégante, nouvellement sortie et qui, contrairement à la
précédente, ne sentait pas le travail.
A mi-chemin des Trente Glorieuses, maintenant que les
affaires marchaient bien, après avoir assuré le nécessaire, on se permettait de
sacrifier à l’esthétique. De fait, on sacrifiait. Avec ses lignes fluides un
peu molles, cette façon d’arrondir systématiquement les angles, son tableau de
bord en plastique moulé ivoire et ses voyants lumineux rouges et verts, la Dyna
ressemblait à un transistor de plage. Tout poussait, sauf le mauvais temps, à
étendre à côté une serviette de bain – ce qui eût d’ailleurs été pratique pour
jeter un œil sous le châssis quand, au bout de quelques semaines, à peine
sortie de la période de rodage, elle commença à perdre huile et boulons. Au
naturel déjà la Dyna n’était pas silencieuse, ses concepteurs ayant peut-être
pensé qu’un moteur s’entendant de loin ajoutait une touche sportive, comme ces
jeunes gens qui débranchent le pot d’échappement de leurs vélomoteurs et
mettent la tête dans le guidon en passant à la poignée des vitesses fictives.
Mais, à mesure qu’elle jouait les petits Poucets, il devenait impossible d’y
tenir une conversation tant le moteur, animé de bruits hétéroclites, imposait
sa voix puissante. Plutôt que de hurler, on se concentrait sur le paysage. En
voyage, sans un mot, le conducteur signalait les curiosités d’un geste de la
main. On tournait la tête à droite : un menhir, un calvaire, à
gauche : un château ruiné, un cheval, le doigt pointait vers le
haut : un avion. Les explications venaient par la suite, à l’heure de la
pause. Ainsi ce n’était pas un avion mais un planeur. Un planeur ?
C’est-à-dire un avion sans moteur porté par les courants ascendants d’air
chaud. Sans moteur ? On glissait avec lui dans un silence vertigineux.
Le matériel entassé à l’arrière avait eu raison très tôt des
suspensions. On aurait pu établir un guide de l’état des routes bretonnes où
les bornes auraient remplacé les étoiles et les fourchettes. Ceux-là qui
protestaient au nom de la tradition contre le bitumage des rues pavées encore
nombreuses dans la région n’avaient qu’à embarquer à bord de la Dyna. On
claquait des dents pendant toute la traversée des villes anciennes.
Pour être honnête, les lourdes valises n’étaient pas seules
responsables de l’état des amortisseurs. Sa marotte n’avait rien arrangé. C’est
pendant cette période qu’il entreprit de collecter les pierres remarquables. En
semaine, il les repérait sur le bas-côté de la route, s’arrêtait, emportait les
plus petites, roulait les plus volumineuses dans le fossé ou les dissimulait
derrière un arbre, les signalant au retour sur sa carte murale par des clous
dorés – les seuls à pointer en rase campagne. Certains dimanches, on partait en
famille les récupérer.
Notre
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