Des rêves plein la tête
OK pour à soir,
mais à partir de la semaine prochaine, ce sera le samedi soir ou pas pantoute,
précisa le père de famille en prenant un air sévère. Le dimanche soir, j'aime
ça me coucher de bonne heure. Je me lève à cinq heures pour aller travailler le
lundi matin. En tout cas, il est pas question qu'il reste plus tard que dix
heures et demie.
— Merci, p'pa.
Laurette boutonna
son manteau pour faire plaisir à sa mère et sortit sur le balcon. De toute
évidence, Gérard attendait sa réponse dehors puisqu'elle lui cria que c'était
d'accord. Lorsqu'elle rentra, ses frères étaient attablés, en train de manger
une grosse portion de pudding au pain.
— Sacrifice ! Je
comprends que votre oncle ait pas eu les moyens de vous nourrir et de vous
payer en même temps, plaisanta leur père en fixant leur assiette.
— C'est juste un
commencement, p'pa, dit Bernard en riant.
— Annette,
fais-moi penser de poser un cadenas sur la glacière avant qu'on aille se
coucher à soir, reprit Honoré en se tournant vers sa femme. Si on les laisse
faire, on va se retrouver dans la rue avant le commencement de l'hiver.
Il y eut un éclat
de rire général dans la cuisine. Puis le cadet de la famille se tourna vers son
frère Armand pendant que sa soeur retirait son manteau.
. — C'est pas
vrai ! s'exclama-t-il, en feignant la stupeur. J'ai dû mal entendre. Dis-moi
pas qu'il y a un gars assez brave pour venir veiller avec notre sœur.
— On dirait ben,
répliqua son frère en entrant dans le jeu. Pour moi, ce doit être un gars ben
mal pris.
— Pour moi, il
durera pas ben longtemps.
— Je te gage cinq
cennes qu'il reviendra pas une autre fois.
— Me prends-tu
pour un fou ? s'indigna son frère. C'est sûr que je vais perdre.
— Aie ! vous
deux, vous êtes mieux d'arrêter vos niaiseries, sinon vous allez avoir affaire
à moi, les prévint Laurette en s'approchant, une main levée.
— C'est ça que je
disais, dit Bernard, l'air faussement attristé. Tout ce qu'elle sait faire,
c'est de fesser sur le monde. J'ai ben peur que le pauvre gars parte de la
maison, à soir, plein de bleus.
— C'est assez!
ordonna leur mère. Vous avez fini de manger, les garçons. A cette heure, allez
me placer votre linge dans vos tiroirs. Toi, Laurette, viens m'aider à éplucher
les patates. Après, tu iras épousseter le salon.
Chez les Brûlé,
on avait encore la vieille mentalité de la campagne en ce qui concernait
l'usage du salon. C'était une pièce qui ne servait que dans les grandes
occasions. On n'y mettait les pieds que lors des grandes fêtes ou quand il se
présentait des visiteurs de qualité. En d'autres temps, on recevait les gens
dans la cuisine. C'est pourquoi le divan et le fauteuil recouverts de velours
vert bouteille avaient encore la rigidité de meubles neufs, même s'ils avaient
été achetés vingt ans plus tôt. Le linoléum aux arabesques rouge vin qui
couvrait le parquet semblait aussi neuf.
Après le souper,
lorsque Gérard vint sonner à la porte des Brûlé, Annette retint l'empressement
de sa fille d'un geste impérieux.
— Whow! Casse-toi
pas une jambe pour aller lui répondre plus vite, lui ordonna-t-elle. Fais-lui
ben essuyer ses pieds avant d'entrer dans le salon et fais attention à notre
divan. Puis surtout, tiens-toi comme du monde.
— Ayez pas peur,
m'man, intervint Bernard, on va la surveiller.
— Toi, le drôle,
mêle-toi de tes affaires, lui commanda son père d'une voix sévère.
Sans rien dire,
Laurette alla ouvrir au jeune homme. Elle revint avec lui dans la cuisine pour
lui permettre de saluer ses parents et de faire la connaissance de ses deux
jeunes frères. Ensuite, elle l'entraîna dans le salon et s'assit à ses côtés
sur le divan.
Après quelques
instants d'embarras, Gérard et elle retrouvèrent leur complicité habituelle. Si
Laurette lui parla longuement de ses frères et de sa famille, Gérard
l'entretint de son emploi à la Dominion Rubber et de ses compagnons de travail.
De temps à autre, Honoré ou Annette venait voir ce qui se passait dans la pièce
avant de retourner se bercer dans la cuisine. A dix heures trente, le soupirant
revint saluer les parents de son amie avant de prendre congé.
Dès le départ de
Gérard, Honoré se leva pour signifier à chacun qu'il était l'heure de se mettre
au lit. Bernard et Armand rangèrent le damier sur lequel ils avaient
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