Le glaive de l'archange
PROLOGUE
La Mort alla visiter Gérone pendant l’été 1348. On a dit – en exagérant à peine – que, pendant ces mois de canicule, un homme qui se levait à l’aube plein de force et de vigueur pouvait facilement se retrouver dans sa tombe au soleil couchant. Avant l’arrivée de la peste, il y avait cent cinquante feux – quelque sept cent cinquante âmes – dans le Call, le prospère quartier juif de la cité de Gérone. Quand l’épidémie battit enfin en retraite, on ne comptait plus que cent trente survivants.
La peste – la Mort noire – était partout : chaque fois que des vaisseaux accostaient et que des marins mettaient pied à terre, chaque fois que des voyageurs se rendaient d’une ville à l’autre. Elle bondissait et courait tout autour de la Méditerranée, se frayant un chemin dans les terres à travers l’Italie et la France ou s’abattant sur le rivage oriental de la péninsule Ibérique. Malgré les prières et les incantations, les herbes que l’on brûle ou l’encens, malgré les démonstrations des pénitents, elle s’enfonça dans le royaume espagnol d’Aragon, dévastant la province de Catalogne, attaquant Barcelone, puis se jetant sur Gérone comme un lion sur une gazelle. La cité empestait la mort, et son air s’emplissait des gémissements des familles en pleurs. La Mort ne respectait ni le rang ni la vertu. Pour elle, tous étaient égaux : le journalier qui s’écroule dans son champ, le mendiant qui meurt dans la rue, le riche qui frissonne dans ses draps de soie.
Pedro, roi d’Aragon, pleurait sa jeune épouse, morte de la peste avant d’avoir pu donner à son seigneur un successeur au trône tant désiré.
Le comte Hug de Castellbo, dont la femme, les deux fils et une fille étaient morts la semaine précédente, marcha deux ou trois lieues jusqu’à l’abbaye cistercienne, les pieds nus et vêtu de jute grossier, emportant avec lui un coffre empli de pièces d’argent avant de partir à cheval pour Valence se mettre au service du roi. Car s’il n’expiait ses péchés, qui pouvait savoir quel hideux châtiment l’attendait encore ?
Âgée de douze ans, dame Isabel d’Empuries déposa une fleur des prés sur la tombe toute fraîche de sa mère et rejoignit le couvent de Sant Daniel où les sœurs bénédictines veillaient sur d’autres orphelines affolées.
Dans la maison d’Isaac le médecin, un jeune homme se tordait, grelottait et suait abondamment, implorant Isaac et le Seigneur, puis, finalement, dans l’ironie de son délire, sa mère défunte auprès de qui il avait attrapé la maladie.
— Vous ne pouvez donc rien pour lui, papa ?
La jeune fille qui se tenait sur le pas de la porte entra dans la pièce.
Le bras robuste de sa mère se referma sur sa taille et la tira sans ménagement dans la cour.
— Reste hors de cette chambre, Rebecca, lui dit-elle.
— Mais, maman, c’est Benjamin qui souffre.
Sa voix se changea en un cri et elle éclata en sanglots.
— Laissez-moi lui baigner le front pour apaiser la fièvre, murmura-t-elle. Je me moque bien de mourir avec lui.
— Rebecca, tu es imprudente, dit Isaac dont le sang-froid habituel cédait la place à l’exaspération. La seule chose que nous puissions faire est d’éviter la contagion. Je le sauverais si je le pouvais, je te le jure.
Rebecca fut prise d’une nouvelle crise de larmes.
— C’est vrai, ma chère Judith, je ne sais pas ce que je ferai sans lui.
— Vous trouverez un autre apprenti, mon mari, dit la femme du médecin de sa voix la plus douce sans pour autant lâcher sa fille.
— Où cela ?
La question plana sans réponse pendant un long moment.
— La Mort a donc pris tant de monde ?
— Oui. Et je ne sais pourquoi notre maison a été épargnée, à l’exception de votre insensé de neveu.
Tout en parlant, il posa la main sur la poitrine du jeune homme. Il écouta attentivement pendant quelques instants, puis posa l’oreille là où se trouvait sa main. Après un moment, il releva la tête.
— Envoyez quérir Naomi, Judith. Il est mort.
Sa fille de quinze ans retint son souffle et se tourna vers sa mère :
— Vous n’avez pas voulu que j’entre le réconforter, et maintenant il est mort. Mon Benjamin est mort.
Elle se dégagea de l’emprise de sa mère et traversa la cour vers l’escalier qui conduisait au reste de la maison.
— Ton Benjamin, Rebecca ? s’étonna Judith, interloquée, en la suivant.
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