Des rêves plein la tête
réaction de son père
fut sans appel.
— Il en est pas
question ! Tu vas rester à la maison avec ta mère. L'ouvrage manque pas. T'as
juste à continuer à faire des fleurs avec elle.
Pour Laurette, la
veillée du samedi soir passée en compagnie de Gérard était devenue son unique
rayon de soleil de la semaine.
— Si encore on
avait un radio à galènes comme chez Suzanne, on pourrait écouter de la musique
ou les nouvelles, se plaignait-elle parfois à sa mère, en travaillant à ses
côtés.
— Arrête de
toujours réclamer, ma fille, la réprimandait Annette. Tu devrais t'estimer
heureuse d'être au chaud, en dedans, et de manger tes trois repas par jour.
Pense à ton père qui passe sa journée au gros froid à monter des escaliers avec
ses blocs de glace.
Quand les
premiers signes du printemps 1931 arrivèrent, beaucoup de gens poussèrent un
soupir de soulagement en espérant que le retour des jours chauds rendrait leur
misère moins pénible.
Au début de
l'été, Bernard et Armand retournèrent travailler à contrecœur chez leur oncle
Adrien. Cette fois, ils savaient à quoi s'attendre et partaient avec la ferme
intention de n'y rester que si on leur offrait un meilleur traitement que
l'année précédente.
— Il va au moins
me fournir mon tabac, déclara Armand à ses parents au moment de partir.
L'adolescent de
seize ans avait découvert le plaisir de fumer durant l'hiver. Honoré ne s'était
pas opposé à ce que son fils fume, mais avait interdit à Bernard d'imiter son
frère aîné.
— T'attendras
d'avoir seize ans, toi aussi, pour fumer, lui avait-il dit sur un ton qui ne
souffrait aucune discussion.
L'adolescent
n'avait pas osé protester. Comme il fumait déjà, il fut donc condamné à
continuer de satisfaire son vice en cachette.
Pour sa part,
Laurette était heureuse de l'arrivée de la belle saison. Elle put enfin
reprendre ses promenades avec
son amoureux.
Elle était fière de s'exhiber dans les rues du quartier, pendue à son bras.
— Il est pas
question d'aller te promener durant la semaine, trancha sa mère quand elle
laissa entendre vouloir profiter d'une belle soirée pour aller jusqu'au parc
Bellerive avec Gérard.
— Pourquoi?
— Parce que c'est
comme ça. Tu le reçois au salon le samedi soir et tu pourras aller faire une
marche avec lui le dimanche après-midi, si ça vous tente, mais ça va s'arrêter
là. Vous êtes pas fiancés que je sache !
La jeune fille
eut beau tempêter et bouder, sa mère demeura inflexible. Contrairement à son
habitude, elle dut se soumettre.
— C'est une vraie
prison, ici-dedans ! se plaignit-elle, en désespoir de cause.
— C'est ça, se
moqua sa mère, et t'es au pain et à l'eau. Pourtant, à te voir, on croirait pas
que t'as maigri.
Il y eut un
silence dans la cuisine. Puis Laurette se leva et disparut un long moment dans
sa chambre. Lorsqu'elle revint, elle avait un air soucieux.
— Est-ce que vous
trouvez que j'ai engraissé, m'man? demanda-t-elle.
— Un peu. Il y a
juste à voir comment tu forces les coutures de ta robe, déclara cette dernière.
Mais c'est pas grave. Une femme grasse, ça fait riche.
— Ah non !
protesta sa fille. Je veux pas être grosse, moi.
— Qu'est-ce que
t'as contre les grosses? demanda sa mère en haussant la voix.
Annette était
bien en chair depuis plusieurs années et s'en trouvait bien.
— J'ai rien
contre ça, m'man, mais je veux pas grossir trop vite.
Dès lors, la
jeune fille surveilla étroitement ses portions de nourriture lors des repas, ce
qui la rendit parfois particulièrement irritable. Cependant, à la fin de l'été,
elle avait perdu suffisamment de poids pour que son amoureux s'inquiète de son
état de santé.
— Je suis pas
malade. J'ai simplement moins faim quand il fait chaud, c'est tout, lui
mentit-elle avec un sourire rassurant.
Laurette ne
mentait qu'à moitié. Depuis le début de la troisième semaine du mois de juin
une chaleur lourde et humide écrasait Montréal et rendait pénible tout effort
physique. Honoré rentrait fourbu chaque soir. Le livreur devait effectuer ses
livraisons de plus en plus rapidement pour éviter que sa glace fonde. Par
ailleurs, Annette avait dû consentir sans trop d'enthousiasme à ce que sa fille
aille se promener un soir ou deux durant la semaine avec son amoureux parce
qu'il était ridicule que les deux
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