Dieu et nous seuls pouvons
restèrent là jusqu’au retour
du patron qui avait l’air mécontent. Il venait d’apprendre qu’aucun des chevaux
sur lesquels il avait misé n’était arrivé. Ce fut Saturnin qui tourna la
manivelle pour faire redémarrer le moteur.
*
Peu après le dîner, Saturnin
souhaita la bonne nuit à ses hôtes et monta dans sa chambre.
Avant de se coucher, il s’attabla
pour rédiger une lettre à l’intention de son grand-père, de Casimir, de Griffu
et de Brise-Tout :
Chers tous,
Je suis bien arrivé à Paris et monsieur Deibler était
là pour m’accueillir. Il a une voiture qui fait du trente à l’heure, une maison
étroite, la terre de son jardin ne vaut rien et ma chambre n’est pas belle. En
plus, elle n’est pas chauffée et il n’y a pas de cheminée.
J’ai vu leur mécanique. Elle est mal entretenue et ils
la laissent montée en permanence dans un hangar humide qui maltraite le bois à
la longue. Les valets ne savaient pas qu’il faut démonter les ferrures de la
lunette après usage. Ils sont trois et on les appelle des
« adjoints ». C’est comme pour la mécanique, ils disent
« bécane » ou encore « bois de justice ».
Madame Deibler fait mal la cuisine. Même Casimir fait
mieux les omelettes, c’est pour dire. Lui au moins, il enlève les coquilles.
Monsieur Deibler m’a emmené au cirque et j’ai vu un
serpent gros comme le tronc du cerisier qui avalait et rendait un nain haut
comme un billot. J’ai bien regardé et ce n’était pas truqué.
Je me suis fait enguirlander parce que j’ai parlé des
hautes œuvres à table. Ici, ça ne se fait pas. Quand on veut en parler, il faut
s’isoler, comme pour faire ses besoins.
Monsieur Deibler ne sait pas quand aura lieu la
prochaine exécution. Il dit qu’on le prévient la veille quand c’est pour Paris
et l’avant-veille quand c’est pour la province.
Vous me manquez et j’aimerais être avec vous en ce
moment, près du feu, à manger des châtaignes en écoutant Casimir ronchonner à
cause de ses rhumatismes.
Je vous rappelle qu’il faut empêcher Brise-Tout
d’aller près de la soue, car c’est là qu’il attrape ses tiques.
Bon, j’arrête là car j’ai sommeil. Bonne nuit.
Votre Saturnin qui vous aime.
Il se coucha dans le lit étranger
aux grincements inconnus et aux draps rêches dégageant une odeur de savon bon
marché.
Chapitre VIII
La vie quotidienne dans la villa
Deibler était régie par un réseau d’habitudes que seule l’arrivée d’un agent du
ministère parvenait à troubler.
Comme chaque matin à la même heure,
Anatole conclut son petit déjeuner en allumant sa première cigarette de la
journée qu’il fuma avec délice dans son bureau en lisant le Paris-Jour ramené
plus tôt par la bonne avec les croissants. Il examinait la liste des partants
de l’après-midi quand la sonnette du portail retentit. Sans lever la tête, il
entendit les pas de sa femme sur les graviers, puis leur retour. On frappa
discrètement contre la porte.
— Excuse-moi de te déranger,
mon ami, mais ça vient du ministère.
Anatole prit l’enveloppe rose en
songeant à Saturnin qui allait enfin passer son vaccin et montrer ce
qu’il valait dans l’action. Il décacheta en souhaitant qu’il ne s’agisse pas
d’une exécution en province qui exigeait une organisation plus complexe qu’une
exécution boulevard Arago.
— Ah, vacherie ! jura-t-il
en repoussant son journal, toute envie de lire disparue.
— Que se passe-t-il ? Tu
es tout rouge, s’alarma Rosalie lorsqu’il sortit du bureau.
— Où est Saturnin ?
— Il accompagne Marcelle à
l’école.
Elle retint ses questions,
pressentant que son trouble était en rapport avec la convocation. Pourtant ce
n’était pas la première, loin s’en fallait. Chaque fois qu’elle lui avait vu ce
front plissé, c’était que la Darracq était en panne ou qu’il avait perdu aux
courses.
— C’est pour la province ou
pour Arago ?
— Arago.
« Dommage »,
songea-t-elle. Elle aurait apprécié quelques jours sans hommes à la maison.
*
Saturnin s’accroupit pour embrasser
Marcelle sur les joues. Elle lui confia sa tortue et il attendit qu’elle soit
dans l’école pour rebrousser chemin.
Hippolyte, dans sa dernière lettre,
réclamait un cliché de la tombe de Charles Henri au cimetière de Montmartre
pour l’exposer dans la salle réservée aux Sanson. Le patron avait promis de
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