Dieu et nous seuls pouvons
reconnut Justinien
pour l’avoir vu rompre l’après-midi précédent et n’eut pas les états d’âme de
ses confrères artisans. Les mésaventures de Maître Calzins et de Maître Lenègre
avaient fait le tour de la cité.
— Où dois-je les
délivrer ?
— Au carrefour des
Quatre-Chemins.
— Mais personne ne vit
là-bas ! s’inquiéta l’armurier en cherchant une approbation auprès de
l’exempt de la milice qui se tenait derrière lui.
— Le baron Raoul y fait
construire des fourches patibulaires.
— La rumeur est donc
vraie ! C’est une heureuse nouvelle : il y a longtemps que la
baronnie en souffrait… Votre commande sera promptement honorée.
Fasciné depuis son entrée dans la
boutique par les épées et pistolets de toutes marques exposés à la vente,
Justinien prit son temps pour isoler une rapière sévillane à la coquille ornée
de figures de chiens chassant un cerf, une main gauche italienne, une paire de
pistolets qu’il choisit pour le sérieux de l’apparence et un baudrier de cuir
teint en garance pour suspendre le tout.
— Je vous prie de rajouter ces
achats sur votre mémoire, Maître Favaldou. Je prends aussi cette poire à poudre
et cette poche à plombs.
— Vous ne prenez rien du tout.
Veuillez reposer ces armes et vous en éloigner ! lui intima l’armurier
d’une voix glaciale.
Même l’exempt crut bon de s’en
mêler.
— Seuls les gens de condition
portent l’épée, rappela-t-il sur le ton de quelqu’un gourmandant un chien qui
vient de s’oublier.
— Les gens de condition ET les
exécuteurs, triompha Justinien en farfouillant dans ses nombreux papiers avant
d’en extraire l’ordonnance du baron.
Le visage congestionné par la
réprobation, l’exempt s’inclina à la vue du sceau de cire et l’armurier dut
l’aider à passer et à sangler son baudrier qu’il avait d’abord enfilé du
mauvais côté.
C’est harnaché comme un
va-t-en-guerre de comédie italienne que Justinien se rendit chez le maître de
relais Pierre Calmejane qui louait des chevaux (avec interdiction de les faire
galoper) et des véhicules utilitaires.
Muni d’une charrette et d’un mulet à
l’âge incertain, le jeune homme retourna sur la place du Trou avec l’intention
de s’occuper du corps de Galine.
Son escorte resta en retrait quand
il attacha le mulet au mât et entreprit de se déharnacher de son armement. Il
enleva ensuite son pourpoint et son chapeau, posa l’échelle contre le mât et
monta, faisant fuir les corbeaux.
La vue des orbites vides et des
déchirures de l’abdomen d’où s’échappaient des morceaux d’intestin recouverts
de mouches vertes souleva son estomac à jeun depuis la veille. Il redescendit
les échelons à la hâte et tomba à genoux en vomissant de la bile sur les pavés
gris. Il y eut des rires moqueurs par-ci, par-là.
— Je dois m’alimenter sinon je
n’y arriverai jamais, se dit-il en se réharnachant de pied en cap.
Avisant l’enseigne de l’auberge Au
bien nourri, il fit une entrée remarquée, heurtant maladroitement tout ce qui
se trouvait à portée de sa rapière.
L’aubergiste Sébrazac refusa de le
servir.
— Pas de ça chez
moi !
Justinien s’installa à l’une des
longues tables en déclarant qu’il ne s’en relèverait qu’une fois le ventre
plein. Il se décoiffa et posa ses pistolets, commençant à les charger comme le
lui avait brièvement enseigné le maître armurier. Ses voisins immédiats
changèrent de place et l’exempt de la milice préféra rester au-dehors avec ses
hommes.
Justinien mangea avec appétit et but
sec. Bientôt une troublante sensation de bien-être l’envahit. Il qualifia sa
situation de « peu ordinaire » et se surprit à en rire de bon cœur.
Il n’y avait qu’à regarder les pistolets devant lui pour se prouver qu’il ne
rêvait pas. Le poids de sa rapière lui procurait aussi d’ineffables sensations,
la plupart agréables.
Il leva la main en direction de
l’aubergiste et commanda un autre flacon de vin bouché.
Outré par tant de désinvolture,
Sébrazac traversa la place et se plaignit auprès du prévôt.
— J’ai ce bourreau qui ripaille
chez moi depuis une heure ! Il fait fuir la clientèle et quand je lui ai
refusé un deuxième flacon de vin, il m’a menacé de ses deux pistolets.
— Il a des pistolets ?
— S’il a des pistolets ?
Mille vinaigres ! Il a même une flamberge qu’il cogne partout.
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