Don Juan
Ah ! don Juan, don Juan ! Si ton père te voyait !… Que dis-je ! Tu te vois toi-même, oui, tu te vois, tu t’entends emprunter de l’argent à ton valet… et tu te sens mourir de honte… Bah ! se reprit-il soudain, c’est une fortune pour ce bon Corentin, de me prêter un ou deux de ces carolus, car je lui rendrai cela au centuple. Au surplus, j’ai besoin d’or et n’ai pas le temps d’en chercher… Allons !
Il se dirigea vers la table sur laquelle Jacquemin Corentin, ayant défait sa ceinture de cuir, venait d’aligner les douze magnifiques pièces d’or.
– Je ne lui en prendrai que quatre, songea don Juan. Oui, dit-il tout haut, je te rends justice sur ce point : voici bien les douze carolus ; par ma foi, ils y sont tous les douze…
– Ils me sont sacrés, répéta Jacquemin avec attendrissement.
– Allons, dit don Juan attendri lui-même, n’exagère pas, va. Je comprends ta bonne pensée. Mais de là à dire que ces carolus te sont sacrés…
– Dame, fit simplement Corentin, ils sont ma dot…
Don Juan s’arrêta court et leva un regard étonné sur Jacquemin qui, perché sur ses échasses, les yeux pudiques et le visage tout rose, se penchait, contemplatif, sur ses carolus…
– Ta dot ? interrogea Tenorio.
– Ma dot, monsieur ; je l’ai promise telle quelle à Denise…
Don Juan fut pétrifié. Une longue minute, il demeura immobile, puis tout à coup, éclata de rire, un fou rire éclatant et tumultueux qui affola Jacquemin.
– Ce rire ! songea-t-il, ce rire me tuera ! Monsieur, je ne vois pas ce qu’il y a de risible en cette affaire. Mais vous riez de tout, même des choses les plus…
– Les plus sacrées ! dit don Juan soudain très grave.
– Oui, monsieur ! dit Corentin étonné.
– Bah ! se dit Juan Tenorio, je ne lui en prendrai que six, juste la moitié…
Il en prit un, parut l’examiner avec la curiosité d’un marchand de médailles, et le fit disparaître. Puis un deuxième, un troisième… et quand il fut à six :
– Au fait, puisque c’est sa dot, à ce brave Corentin, elle sera bien plus en sûreté sous ma garde que dans sa ceinture. Il serait bien capable de se laisser voler…
Et il rafla les six carolus restants.
Hébété de surprise, Corentin avait assisté à cette scène sans oser un mot ou un geste. Seulement, quand il vit disparaître les derniers carolus, il comprit !… oui, il comprit que le fils de don Luis Tenorio était devenu pauvre au point d’être forcé d’accepter, de prendre l’argent de son valet… Corentin se détourna pour ne pas infliger à son maître la honte suprême de ses regards, il se détourna, disons-nous, feignant de n’avoir pas vu, et d’un geste furtif, essuya une larme, en se disant : Je les lui avais offerts… c’est un honneur qu’il me fait.
Quant à don Juan, déjà il s’élançait au dehors en disant :
– Attends-moi ici, ne bouge pas jusqu’à mon retour si tu ne veux pas que je te rompe les os !
Juan Tenorio, tout empressé, prit le chemin de l’hôtel d’Arronces. Il courait presque. On eût dit vraiment que Léonor l’attendait. Il se reprochait le temps qu’il avait perdu pour obéir aux conseils du comte de Loraydan.
– Que peut bien me vouloir ce digne gentilhomme ? se demanda-t-il Bon. Je le saurai demain, puisque demain, à midi, je dois le voir en son hôtel. Chassons toute préoccupation indigne de celle que j’aime. Ô Léonor, c’est à vous seule que je veux penser, car vous êtes la flamme même de ma pensée ! Ô Léonor, cette nuit, il faut que je vous voie ! Il le faut, par le ciel ! Ou je meurs !…
Comme il songeait ainsi dans la profonde obscurité de la rue du Temple, il ralentit soudain sa course ; à vingt pas devant lui, il venait de distinguer quatre hommes qui, ainsi que lui, marchaient dans la direction du château du Temple.
Après le couvre-feu, tout passant rencontré dans les rues noires et désertes pouvait être , était, selon toute probabilité, un malandrin en quête : dès que l’ombre tombait sur Paris, des tavernes mal famées, des ruelles de la cour des Miracles, de tous les autres où ils se gîtaient le jour, sortaient les animaux nocturnes, loups, renards, se glissant le long des maisons, se reconnaissant entre eux à quelque signe, s’attaquant rarement, sauf en cas de famine, s’unissant souvent pour tomber sur le gentilhomme en bonne fortune, sur le bourgeois attardé qu’escortait
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