Le livre des ombres

PROLOGUE
    Tenebrae, le grand mage ou sorcier, était assis dans le cabinet tendu de velours de sa demeure de Black Griffin Lane. Bien qu'il soit à proximité de nombreuses églises et du prieuré des Frères du Sac, Tenebrae ne s'intéressait pas à la religion pratiquée par les bons citoyens et les bourgeois de Cantorbéry. La messe, ce n'était pas pour lui, ni le corps et le sang du Christ que le prêtre élevait devant le crucifix. Tenebrae ne se joindrait pas non plus à ces pèlerins dévots qui, maintenant que le printemps était venu, envahissaient Cantorbéry.
    Ils s'acheminaient jusqu'à la grande cathédrale pour monter à genoux les marches de la chapelle de la Vierge, et prier devant les ossements du bienheureux saint Thomas Becket.
    Tenebrae croyait en d'autres dieux, plus obscurs.
    Son monde était peuplé d'esprits et de démons malins, car il avait étudié de près le savoir secret des Anciens. Il souleva le masque de son visage lisse et rasé pour regarder autour de lui. Tout était sombre. Il aimait mieux qu'il en soit ainsi. Depuis son enfance, lorsqu'il rôdait furtivement dans les ruelles de Cheapside, à Londres, Tenebrae préférait les ténèbres, d'où son nom. Il ne voulait pas sentir le soleil, et ne voulait pas non plus que d'autres voient son visage avec son bec-de-lièvre et son crâne chauve, avec ces yeux qui effrayaient les enfants et glaçaient le cœur de ceux qui les croisaient. Ils étaient d'un bleu très pâle, comme des éclats de glace, et choquaient dans son visage glabre aux plis souples. Tenebrae fit bouger sa cape foncée sur laquelle étaient cousus des pentacles et autres signes du zodiaque. Il entendit un bruit et tourna la tête pour scruter avec soin le long cabinet. Tout était en ordre. Les deux portes, celle d'entrée et celle de sortie, que l'on ne pouvait ouvrir que de l'intérieur, étaient solidement fermées et verrouillées. A la lueur de l'unique chandelle faite de cire contenant le gras d'un pendu, le plancher verni en noir brillait et miroitait. Aux murs, les tentures de velours pendaient massivement.
    Tenebrae leva son regard au plafond et examina le dessin du capricorne de Mendes, rouge criard, avec des cornes terribles et des yeux de panthère, luisants et inquiétants.
    Satisfait, il n'en demeura pas moins assis, les jambes croisées, au milieu du cercle magique qu'il avait dessiné. Il ouvrit le Livre des ombres, le grimoire d'Honorius, ce grand magicien des temps romains. L'ouvrage était relié en peau humaine, orné de pierreries rouges et de sceaux sataniques, avec, pour le tenir fermé, des boucles ciselées dans un crâne de vanneau. Tenebrae étudia l'étrange écriture en pattes de mouche, sur les pages jaunissantes. Se penchant, il approcha le grand chandelier et sourit, puis son sourire, simple grimace de sa bouche singulière, disparut. Le mage interrompit sa lecture en entendant le bruit des pèlerins qui passaient en foule dans la rue, en bas.

    — Imbéciles, murmura-t-il.
    Il caressa les pages du grimoire : là se trouvait la vraie connaissance !
    — Pourquoi aller prier devant un sarcophage contenant des ossements décomposés, dit-il, s'adressant aux ténèbres, ou payer en bon argent pour contempler avec un respect mêlé de terreur les haillons de quelque moine pourrissant, mort depuis trois cents ans ?
    La pensée de sa mère lui revint : elle marmottait avec dévotion, se rendait sans cesse à l'église et obéissait fidèlement aux prêtres. Pour le bien que cela lui avait rapporté ! Elle était morte de la peste, et son fils, livré à lui-même, avait pénétré dans des cercles encore plus sombres. Il avait étudié avidement les sciences anciennes, avec l'ambition de devenir un seigneur des Carrefours, un mage, un sorcier. N'avait-il pas appris le savoir secret des Templiers? N'était-il pas allé en Espagne pour sonder les mystères de la Cabale ? Et puis il s'était rendu à Rome et enfin à Paris, où son habileté et son absence totale de scrupules lui avaient valu de devenir grand maître du Cercle, et fier possesseur du grimoire d'Honorius.
    Tenebrae effleura le grand plat devant lui : un coq noir y gisait, la gorge tranchée, pathétique amas de plumes, depuis que son sang s'était écoulé dans la coupe incrustée d'or que Tenebrae avait tenue sous son cou. Le mage avait adressé ses prières au Noble Seigneur. Trois jours durant il avait jeûné pour affûter ses pouvoirs, demander protection.

    Tenebrae