Don Juan
vaillance – car vous ne vous serviez pas de votre épée, et moi je cherchais à vous percer la poitrine – vous m’avez glissé à l’oreille que c’était le roi lui-même que je venais d’insulter. Je dois vous demander tout d’abord si cela est absolument vrai.
– C’est la pure vérité : l’homme qui vous a dit : « Je suis le roi ! » celui-là, c’était bien Sa Majesté le roi de France.
– Fort bien. Vous m’avez alors conseillé de fuir à l’instant et de me réfugier ici. Seigneur, comte de Loraydan, je vous serai reconnaissant de me rendre ce témoignage que je n’ai pas fui.
– Certes ! Et même vous m’avez fait passer une rude minute d’anxiété. Vous n’avez consenti à vous en aller que lorsque je vous eus juré qu’en partant vous me sauviez la vie à moi-même.
Les traits de don Juan, qui s’étaient contractés, se détendirent : il eut un sourire.
– Il est donc avéré, dit-il, que nul ne pourra soutenir que don Juan Tenorio a pris la fuite. Il est avéré que même en présence du glorieux roi de France, don Juan n’a pas fui. Il s’est retiré lorsqu’il en a été supplié par un gentilhomme de qui la bravoure et l’honneur ne peuvent être mis en doute.
– Tout ceci est vrai, dit Loraydan, et je suis prêt à en témoigner en y engageant ma parole.
Tenorio, à l’instant, redevint l’insoucieux don Juan qui, selon la forte expression de Jacquemin Corentin, ne craignait ni Dieu ni diable et se riait de la mauvaise comme de la bonne fortune.
Loraydan le contemplait avec une sombre curiosité ; peut-être l’enviait-il. Cette rieuse insouciance qui éclatait sur les traits de don Juan lui apparaissait, à lui, véritable damné sans cesse en lutte avec lui-même, comme la fraîche oasis peut apparaître de loin au voyageur égaré parmi les sables brûlants.
– Ainsi, reprit-il avec une nuance d’admiration, vous n’êtes pas autrement ému d’apprendre que l’homme gravement insulté par vous était le roi de France en personne ?
– Entendons-nous, fit don Juan avec une sorte de gravité bizarre sous laquelle on eût pu deviner des assises de scepticisme. Je suis toujours fâché d’être mis dans l’obligation d’insulter un homme qui vaut d’être appelé un homme… Le titre de roi est un beau titre. Je l’envie, car il exerce sur l’imagination féminine un irrésistible ascendant. Avez-vous, mon cher comte, observé que, dans l’esprit et le cœur d’une femme douée de délicatesse et d’intelligence, les vertus morales de l’homme sont prédominantes, créatrices d’amour, inspiratrices de réelles passions bien plus que la beauté physique ? Que de fois j’ai pu étudier de près cette importante vérité qui prouve la supériorité de l’imagination de la femme ! Certes, plus haut placé se trouve le cœur d’une femme, plus puissante est sa faculté d’imaginer la beauté, plus affiné est son esprit, – et plus elle exige de son amant les vertus qui font une auréole même à la laideur physique. Pour l’homme, la beauté plastique est presque tout ; pour la femme, presque rien. Parmi ces vertus se place en première ligne l’art de bien dire : Je t’aime, oui, monsieur, l’art supérieur et délicat de trouver des variantes à ce mot : Je t’aime. Une femme de cœur adore la musique des mots raffinés qui la font vibrer… Puis, dans la liste de ce qu’on doit appeler les vertus de l’homme, vient la richesse qui permet à l’amant d’exalter son idole, de lui donner une haute opinion d’elle-même et de satisfaire la plus violente, la plus humaine des passions… l’amour-propre. Puis vient la situation conquise par l’homme, la place qu’il occupe dans la fourmilière ; plus il domine la foule et plus il brille aux yeux de la femme d’élite. Puis vient la naissance. Le titre de roi est magique. J’ai vu votre François, premier du nom. Il est laid. Il est lourd. Son visage blême manque de noblesse. Ses traits sont l’antithèse de la beauté harmonique… mais je suis sûr que, dans ce vaste Paris, des centaines de jolies femmes rêvent d’être aimées de lui et lui créent une beauté définitive parce qu’il est la toute-puissance ; parce qu’il marche dans le nuage poétique et formidable de sa royauté dominatrice… Ah ! comte, si j’étais roi !… Que dis-je ! Je suis plus que roi puisque je suis poète… je ne dis pas faiseur de vers comme votre Marot, je
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