Don Juan
cœur pour souffrir. Dieu, Corentin ! Il lui était si facile de faire l’homme capable de bonheur, au lieu de le faire capable de malheur ! Et mieux encore : il lui était si facile de se tenir tranquille et de ne rien faire du tout ! la seule présence de l’homme sur la terre me prouve que je ne dois pas croire en Dieu. Non, Jacquemin, je n’y crois pas !
Jacquemin Corentin se signa et murmura une fervente prière, car il avait la foi, une foi naïve, si l’on veut, mais sincère et profonde. Puis il reprit :
– Croyez-vous donc au diable ?
– Oh ! Ce serait toujours plus gai que de croire en Dieu. Le Diable est bon diable. Il s’intéresse à nos peines, c’est lui qui, dit-on, nous inspire l’amour. Or, l’amour est le seul bonheur de toute créature vivante, sa seule raison d’être Corentin, tu peux me croire. Je l’ai cherché, je l’ai invoqué, je l’ai appelé, il n’est jamais venu.
Corentin frémit et multiplia les signes de croix.
– Croyez-vous à vous-même ? dit-il.
– À peine, Corentin, à peine. Comment veux-tu que je croie à moi-même, puisque dans une minute peut-être je serai mort. L’instant qui vient de s’écouler n’est plus ; l’instant qui va venir n’est pas encore ; et j’aurais la prétention d’affirmer mon existence réelle, suspendu que je suis entre ces deux néants ?
– Je ne comprends pas, dit simplement Corentin. Mais enfin, vous croyez bien à ce que vous pensez ?
– Certes, à ce que je pense à la minute même où je te parle. Mais comment pourrais-je croire à la pensée que j’aurai dans une heure, puisque je l’ignore ?
– Je ne sais trop ce que vous voulez dire, fit Corentin, mais ce doit être terrible. Monsieur, une question encore, une seule, et puis vous me permettrez de boire un verre de vin…
– Un verre d’eau, Corentin. Mais voyons ta question.
– Croyez-vous à l’amour ?
Juan Tenorio était assis près d’une misérable petite table en bois blanc. Il se leva, et, avec agitation, se mit à parcourir la pauvre chambre. Des soupirs gonflaient sa poitrine. Les larmes ruisselaient sur ses joues.
– Je crois au soleil qui m’éclaire et me chauffe et fait vivre le monde, je crois à vous, lumière blonde qui enchantez mes yeux, je crois à vous, fleurs suaves jetées sur le chemin, arbres nourriciers dont les fruits font de si jolies taches de couleur ; je crois à vous, ciel bleu, nuages sombres, terre, ô terre sur laquelle je rampe à l’égal d’un pauvre ver ; je crois à toi ! amour, soleil de l’âme, je crois à toi ! Oui je crois à l’amour, sourire du monde, cantique du cœur humain… non de tous les hommes, mais de quelques hommes seulement, de quelques hommes qui, comme moi, peuvent se dire des hommes, le reste n’étant qu’un pauvre bétail. Je crois à la douleur d’amour qui me déchire le cœur, je crois à l’allégresse d’amour qui me transporte au septième ciel. Je ne crois qu’à l’amour. Mais qu’est-ce que les hommes ont fait de l’amour, hélas ! Ils l’ont saisi comme un malfaiteur, l’ont garrotté, l’ont mis dans une geôle et l’y ont enchaîné avec leurs lois, leurs coutumes, leurs barbares conventions. Quoi ! Je n’ai pas le droit d’aimer dans une heure une autre femme que celle qu’en ce moment j’adore ? Et pourquoi, par le ciel ! Suis-je donc maître des impulsions de mon cœur ? N’en suis-je pas plutôt l’esclave ? J’adore Léonor. Oh ! je l’adore ! Tout ce qui est en moi de force et d’amour va à Léonor. Mais qui me prouve que demain un autre amour ne fera pas irruption dans mon âme ? Et je serais condamné pour cela ? Il faudra que je repousse ce bonheur qui s’offre, et que l’amour, l’amour glorieux, l’amour splendide, me devienne un boulet que je traîne misérablement ? J’aime ! Oh ! J’aime ! Mon être tout entier n’est qu’amour. Mais qui aime-je ? Ah ! Je les aime toutes, car toutes sont dignes d’adoration. Mon cœur ne veut pas connaître la geôle, mon cœur veut palpiter dans les vastes ciels libres, dans les larges éthers infinis dont chaque molécule est imprégnée d’amour. J’aime ! Je veux aimer ! Je ne vis que d’amour ! Quelle que soit celle qui a fait vibrer mon cœur, je l’adore pour la seule joie qu’elle me donne de m’avoir fait connaître une nouvelle minute d’amour, et dans l’instant où je l’aime je suis prêt à mourir pour elle !…
Nous
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